Youcef Merahi [email protected] Ma dernière chronique m'a valu des emails, d'ici et d'ailleurs, au demeurant très gentils de nostalgiques, comme moi, de cette période charnière qui a vu l'Algérie basculer vers l'école fondamentale, l'arabisation au rabais, coercitive et répulsive d'apprentis sorciers en mal de baâthisme, vous vous rappelez certainement «takalem bi llougha el watania» pour nous rabaisser et nous dégoûter à jamais de cette langue, et vers un Islam inconnu de nos ancêtres, brutal et aventurier, à coups de «la yadjouz». Puis vers la décennie sanglante. La peur. La mort barbare. Les exils. Les clandestinités. Cette période où je pouvais siroter un pot, même kouhoulisé», sur une terrasse avenante à Alger que je voyais blanche à l'époque, alors que maintenant, elle a les pieds dans la gadoue, sans crainte d'être lynché. Nos libations (voilà, K. Mouloud) étaient sympas, ludiques, conviviales et amicales. Entre potes, nous refaisions le monde que nous conjuguions à l'aune de nos espérances. Nous n'avions pas conscience que notre avenir était menotté. Phagocyté. Nous étions une génération alibi, celle de toutes les expériences : de l'industrie «industrialisante», la Révolution agraire, la corruption, les fuites en avant, et tout le toutim. Une neige éternelle occupe désormais le sommet de mon être, titille mes souvenirs et me force à regarder vers un crépuscule à demi-teinte. J'accepte ma nostalgie. Je la revendique. Je l'assume. Hier (algérien) est mieux que ce jour. Que voulez-vous, c'est mon impression. Ma certitude, voire. La vague algérienne, qui permettait un surf orgasmique, relève du passé. Aujourd'hui, il n'est plus question de glisse nationale, les vagues sont d'airain et des requins blancs sont, aux aguets, sur la grève. J'ai utilisé le pluriel pour dénommer l'exil, plus haut, pour la simple raison que le mien est local. Il est né chez nous. Je ne reconnais plus mon pays. Ni les miens. Je suis en pleine tempête. Aucun sociologue, ni économiste, ni psy, ni... ni... ne pourra en démêler les fils. N'avez-vous jamais reçu cette réponse : «Telfouli lekhyoute» ? Moi, si. Les fils se sont entremêlés, j'ai beau tenter de comprendre les tenants et les aboutissants de l'être collectif algérien, à chaque fois que je pense avoir déniché le fil d'Ariane, un mur en béton armé bouche ma sortie. Point d'exit. «Même les issues de secours sont fermées», criaient à l'époque le poète barbu, Hamid Tibouchi. De terrasses fleuries, point. De salles de ciné, point. De ciné-club, encore moins. De plages accueillantes, point. Ah, Souanine, mon regret ! De virées nocturnes, point. Point. Point. Point. A découper suivant les pointillés ! Passez, il n'y a plus rien à voir. Consommez vos souvenirs, à la noix, supportez vos journées anxiogènes, souffrez d'être malheureux, consommez votre joint, chiquez votre chemma, au premier étage comme au second, pleurez vos amours défuntes, osez encore vous voir dans une glace (miroir) qui vous fait la nique, le doigt d'honneur pour être soft, puis, si vous n'en avez cure, allez vers la mer (choisissez une crique encore écolo) et dites-lui votre colère. Votre grande colère. Votre colère tellurique. Qu'on ne me parle plus de libations, de grâce ! Les seules que j'arrive à m'autoriser, ce sont ces livres que j'arrive (encore) à supporter. Pour me supporter. Oui, oui, il y a toujours des fous qui se mettent derrière leur micro pour déballer, à l'air libre, leurs tripes. Je suis peut-être cynique, mais c'est la réalité. Il y a même un Salon international du livre à Alger. Et des salons nationaux, un peu partout. Sétif. Tizi-Ouzou. Bordj-Bou-Arréridj. Et ailleurs ! Il y a également des maisons d'édition, nationales, oui, nationales. Qui éditent. Alors, pour cette chronique, j'avoue ne pas être en bord de mer, j'aurais aimé pourtant aller méditer (m'éditer, pourquoi pas ?) sur ce soleil déclinant, là-bas, à l'ouest. Je suis derrière mon pupitre, rivé à mon ordi (vive les raccourcis orthographiques), un lot de livres sur le coin droit et je voudrais vous les présenter, succinctement. En fait, vous faire voir mes libations livresques. Le dictionnaire de Laurent Baffie, un trublion de scène humoristique française, ne se vend pas en Algérie. Je ne le pense pas. Ceux qui ont le bonheur d'avoir eu le visa Schengen, pourraient éventuellement se le procurer, en euros, bien sûr. Notre dinar est non convertible. Cet ouvrage dilate la rate, rajoute quelques jours à la vie du lecteur, donne de l'urticaire aux constipés de tout genre, fait dégueuler les puristes du Larousse et autre Robert (en fait, les Immortels de l'immortelle académie française), peut dérouter les puceaux de la langue, peut castrer les spécialistes de la bonne phrase, une phrase-une idée, une unité de pensée, et, de toutes les façons, procurera aux «libationné(e)s», comme moi, une jouissance «nirvanesque». Voyons quelques définitions : «Abba, groupe de rock préféré des tripiers», «Adolescence, période pendant laquelle on prend son pied avec sa main», «Oignon, légume qui fait pleurer quand on l'épluche et crier quand on le bouffe», «Polygamie, pratique qui rend les hommes heureux et les femmes malheureuses», «Viagra, pilule qui redonne de l'espoir aux vieux et du souci aux vieilles». Allez, encore une pour la route : «Virilité, vieux souvenir de quinqua.» Pour ceux que ça intéresse, un visa, un billet d'avion et direction la Fnac, là-bas, en France. Nostalgie livresque oblige, j'ai relu Les quatrains de Omar Khayyam, traduit vers le tamazight par Dda Abdellah Hamane, le doyen de nos romanciers dans cette langue, recueil réédité par «Hibr». Que dire de ce poète ? Tantôt perçu comme «la» transgression même, tantôt maître soufi, philosophe s'il en est. Chacun le perçoit à l'aune de sa gestuelle existentielle. Morale. Libertin, où commence le libertinage et où s'arrête-t-il ? A rapprocher d'El-Hallaj, la parole est à ceux qui comparent les littératures. Toutefois, Omar Khayyam a traversé les siècles de la poésie musulmane et demeure une référence incontournable dans la littérature universelle. Voilà un exemple de ces implorations : «O fous, avec la damnation pour destin/Condamnés à alimenter les feux éternels de l'Enfer/Combien de temps encore plaiderez-vous pour le pardon d'Omar/Quémandant sa grâce au Miséricordieux ?» Pour les mélomanes, qui ne connaît pas Cheikh El Hasnaoui, l'auteur de l'immortelle chanson, «Rabbi el-Maâboud» ? Cet aède, à la voix cassée qui rappelle les misères du monde, a porté, écrit, supporté, vécu et pris comme éternité un exil qui va au-delà de la mort. Dans un moule chaâbi, El Hasnaoui a chanté l'amour platonique, l'amour de son époque, vécu à travers les regards complices et honteux, comme il a chanté l'exil, le sien d'abord, de milliers d'Algériens qui ont fait Cassino et les mines du Nord. Mohand Soulali et Ahmed At-Tudert, deux chercheurs, ont tenté de qualifier la dimension nationale et universelle du «fou de Fadhma», en proposant un «rubriquage» de sa poésie et une traduction vers le français. «L'oral exhorte, l'écrit exhausse et l'exercice exorcise l'âme de l'histoire dans l'esprit de l'œuvre artistique», précisent-ils en quatrième de couverture. De Fadhma, El Hasnaoui dit : «Je t'aime/Je suis amoureux de toi/Ton amour a pris racine en moi/Dans mon cœur il a éclos/ Je blanchis les nuits/Je pleure aux étoiles/Comme un fou dans les rues/A ma démence je rajoute la folie (Traduction personnelle). Ce poème, lu dans sa version originale, donne à saisir l'amour impossible, le vrai, le seul qui puisse exister, car il reste intactile. L'onomastique nous joue des tours, en Algérie. Il y a quelques semaines de cela, une mairie algérienne aurait refusé d'inscrire un nouveau-né sous le prénom de Gaïa. On n'est pas à un refus près, me rétorqua un ami, dans ce domaine précis. Notre état civil est en détresse, tant sur le plan du choix du petit nom, de l'orthographe (ah, le 12 S !) que de l'accueil au niveau des guichets communaux et de l'attente (de la tente, il faut la planter, parfois) interminable. Pour y voir un peu plus clair, je me suis souvenu de l'ouvrage de Mostefa Lacheraf, cet ancien ministre de l'Education qui aurait pu, en son temps, donner à notre école ses lettres de noblesse, mais malheureux «exilé» comme ambassadeur dans des pays lointains, comme le Pérou ou le Mexique, et j'ai relu ce magnifique essai. Le chapitre 3, intitulé «Des noms et des lieux», de la page 147 à la 173e, doit être lu, compris et appris par nos officiers d'état civil, de l'échelon local au national. Car, Lacheraf a décortiqué, avec sagacité, le processus de (quel qualificatif choisir, pour ne pas paraître vindicatif ?) de sous-développement de notre onomastique et de ses dérives. On aura beau repeindre les guichets, utiliser le plexi, placer des hygiaphones, changer les préposés, la situation ne s'améliorera pas ; il faut une révolution au sein de l'état civil national. Les responsables concernés arrivent, depuis peu, à reconnaître les tares de ce service vitrine, véritable mémoire collective d'une commune. Voilà le constat de Lacheraf : «Et il y a des gens qui soutiennent que notre pays a effacé dans le domaine si sensible de l'identité, les séquelles visibles et invisibles de la domination coloniale», (page 171). Et ces gens-là existent encore ! Paix à ton âme, Si Mostefa !