Combien d'Algériens ont-ils entendu parler d'Adolfo Kaminsky ? Ils sont rares, probablement. Ce personnage de l'ombre a longtemps gardé l'incognito, clandestinité oblige, sans compter d'autres raisons. Pourtant, le faussaire de génie avait mis notamment ses talents au service du FLN et du réseau Jeanson pendant la guerre de libération. Au moins pour cela, Adolfo Kaminsky mérite d'être mieux connu. Depuis une quinzaine d'années, le militant des causes justes commence heureusement à sortir de l'anonymat et de l'oubli. Il y eut d'abord le film Forging Identity (Faux et usage de faux est son titre en français), un documentaire sur sa vie, réalisé par Jacques Falck en 1999. Ensuite, en 2009, grâce à un livre remarquable paru aux éditions Calmann-Lévy : Adolfo Kaminsky, une vie de faussaire. Son auteur n'est autre que Sarah Kaminsky, fille d'Adolfo et née en 1979 (à Alger) d'une mère algérienne. Le livre est aujourd'hui disponible en librairie, car enfin publié par Casbah Editions. Adolfo Kaminsky, une vie de faussaire passionnera les lecteurs. L'ouvrage fait briller de mille feux quelques facettes d'une étonnante «carrière», celle d'un expert en faux papiers entraîné par un destin hors normes. Il y a là 260 pages (une biographie complète et détaillée aurait demandé la rédaction de plusieurs tomes) écrites avec talent, selon les techniques du roman d'aventure. Dans cette autobiographie romanesque, le personnage principal (Adolfo Kaminsky en l'occurrence) emploie le je, parle à la première personne. Ici, la voix du narrateur adopte les différents tons du conteur, les alterne merveilleusement à mesure qu'il se dévoile dans différentes scènes, en même temps que se dévoilent ses expériences sous les yeux du lecteur. Adolfo Kaminsky raconte son histoire, ses expériences émotionnelles, et comme il est un personnage en action, son récit est palpitant et peut se lire d'une traite. Pour arriver à faire partager au lecteur cette application soutenue, ou plutôt la tension omniprésente qui énergise le récit, Sarah Kaminsky a énormément travaillé. Elle écrit à ce propos, dans le prologue : «Il m'a fallu deux ans d'enquête et une vingtaine d'interviews pour faire la connaissance d'Aldolfo Kaminsky, moi qui ne connaissais que ‘'papa''. Décoder les silences, percevoir entre les notes de ses récits monocordes ce qu'il ne dit pas avec des mots, comprendre les paraboles et trouver les messages enfouis sous les successions d'anecdotes qui ont rempli mes cahiers. Et il m'a fallu parfois le regard des autres sur lui pour comprendre ses choix, sa vie de faussaire, de clandestinité, ses engagements politiques, son incompréhension de la société et des haines qui l'encombrent, sa volonté de bâtir un monde de justice et de liberté». Ces mots pour dire la difficulté de peindre le portrait d'un modèle compliqué. L'auteure a néanmoins gagné son pari, haut la main. Son métier de comédienne, mais surtout l'écriture de scénarios l'ont sûrement beaucoup aidée. Le portrait du gentleman faussaire éclate en tout cas d'humanisme, de tendresse et de générosité. Le lecteur voit un personnage en action. Et tellement émouvant, lui qui est toujours mû par son idéalisme, ses convictions morales et politiques («les valeurs pour lesquelles je n'ai cessé de me battre», dit- il à la fin de l'ouvrage). Histoire d'un homme de son temps, pris dans le tourbillon des événements qui se succèdent, mais qui garde le cap. Par exemple, chapitre 8 et question de Sarah : «Comment en es-tu venu à aider les Algériens ?» Réponse d'Adolfo Kaminsky : «Tu te doutes bien que mon intégration dans un réseau d'aide aux Algériens ne s'est pas faite en une journée. Quand j'ai rejoint le réseau Jeanson, je me préoccupais de la cause algérienne depuis déjà plusieurs années. Mais que faire, seul, sans réseau et sans contact, si ce n'est ressasser qu'il faudrait bien faire quelque chose, attablé au café avec les copains ? En gros, je voulais aider, mais je ne savais pas comment.» Le «comment», le lecteur va le savoir dans la suite du récit... Et c'est ainsi que, raconte Adolfo Kaminsky : «Mes premiers faux papiers pour le réseau Jeanson, réseau français de soutien au FLN, sont prêts. Un bail que je n'avais pas fabriqué de faux papiers. Les derniers, c'était au cours de l'année 1950, il y a sept ans.» L'histoire extraordinaire d'Adolfo Kaminsky est parfaitement résumée dans la note de l'éditeur, sans oublier de rappeler ce que lui doivent les Algériens. Il y est souligné notamment : «Les pièces d'identité et autres documents qu'il a fabriqués pour le compte de réseaux militants depuis la veille de la Seconde Guerre mondiale jusqu'aux lendemains de l'indépendance de l'Algérie et même beaucoup plus tard, ont été d'un concours déterminant dans la lutte pour la liberté et contre toutes les oppressions. Il n'est pas fortuit que l'Algérie marque sa gratitude pour ce militant de l'ombre qui s'est montré tout au long de la guerre de libération sur le territoire français d'une rare disponibilité pour fournir passeports et pièces d'identité au FLN et à ses réseaux de soutien». Quant au texte qui accompagne le livre, en quatrième de couverture, il contient ce qu'il faut de mots forts pour mettre le lecteur en appétit. A la fin du récit, le lecteur en saura suffisamment sur le curieux et passionnant parcours de l'homme né un 1er octobre 1925 en Argentine, par la suite devenu spécialiste en faux papiers de la résistance en France (à 17 ans !), puis faussaire politique au service des hommes et des femmes qui ont combattu le colonialisme, le fascisme et les dictatures. En 1971, Adolfo Kaminsky met fin à une carrière de près de trente ans, lui qui «est toujours resté fidèle à ses convictions humanistes, à sa volonté de bâtir un monde de justice et de liberté» (quatrième de couverture), s'est naturellement refusé à la tentation du mercenariat. Et cela l'honore encore plus de n'avoir jamais perçu d'argent pour ses activités de faussaire. Chapitre 15 du livre et énième péripétie : «A la fin du mois de décembre 1971, je décollais pour Alger, avec le projet de revenir à ma vie de faussaire un an plus tard, mais je n'ai plus jamais fabriqué de faux papiers, et je suis resté dix ans en Algérie, où j'ai rencontré une jeune Algérienne, étudiante en droit (...). C'était Leïla, ta mère. Cette fois, j'ai voulu prendre un nouveau départ, vivre en plein jour, loin de l'ombre et des tourments des luttes clandestines.» Enfin le narrateur va vivre ce qu'il appelle «une vie bonus» ! Mais des nuages assombrissent le ciel. Retour en France où, «en 1992, nous sommes devenus Français. J'avais soixant-sept ans, et j'étais un jeune père ! Je vous ai vu grandir en espérant que, même si je n'avais pas pu vous offrir un monde meilleur, je saurais vous transmettre les valeurs pour lesquelles je n'ai cessé de me battre. Aujourd'hui, j'en suis sûr». Emouvant épilogue d'une histoire vraie qui vous tient en haleine. Hocine Tamou .............. Sarah Kaminsky, Adolfo Kaminsky, une vie de faussaire, Casbah Editions, Alger 2013,