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KARIM YOUNES, ANCIEN PRESIDENT DE L'ASSEMBLEE NATIONALE :
«Notre armée a un devoir de veille sur l'état de la Nation»
Publié dans Le Soir d'Algérie le 09 - 09 - 2014


Brahim Taouchichet
Ancien ministre (l'exécutif) et ancien président de l'Assemblée nationale,(le législatif) Karim Younes plonge dans l'exploration de l'histoire millénaire de l'Algérie («notre pays», aime-t-il à dire), veut mettre à jour les constituants de notre identité. Après ses fonctions publiques, ce docteur en génie nucléaire aurait pu couler des jours heureux et profiter d'une retraite bien méritée. Visiblement l'inaction n'est pas son fort et, au farniente il préfère l'effort. Il s'investit dans l'écriture de l'Histoire sans prétendre faire œuvre d'historien. Voilà donc un premier ouvrage, «De la Numidie à l'Algérie- Grandeurs et Ruptures», pour sortir de l'histoire officielle et mettre au jour des pans inconnus de grande importance de notre passé lointain. Puis vient un autre ouvrage, écrit en 2012 mais publié à l'occasion du 50e anniversaire de l'indépendance, «Vingt siècles de résistance, cinquante ans d'indépendance ». A cette occasion, Karim Younes a bien voulu, pour les lecteurs du Soir d'Algérie, répondre au présent sur des questions du passé avec la passion qui est la sienne et aussi s'exprimer sur des questions d'actualité tant il est vrai que ses préoccupations tournent régulièrement sur l'Algérie passé, présent et avenir.
Le Soir d'Algérie : Votre passage à la tête de l'assemblée populaire nationale n'a pas été de tout repos d'autant que votre démarche réformatrice vous a valu des oppositions violentes. avec le recul, comment voyez-vous l'avenir de cette institution à l'heure où il est question de la refonte du système présidentiel ? Qu'elle ne soit plus une chambre à échos, une coquille vide ?
Karim Younes : Oppositions violentes ? Pas du tout. Les positions que les parlementaires expriment, défendent ont toujours eu droit au respect. J'ai toujours évité d'alimenter un unanimisme qui éteint le débat, nourrit la médiocrité, s'accommode de la stagnation, et aboutit à l'abrutissement,l'enceinte de l'Assemblée étant le lieu privilégié du débat politique républicain dont l'un des canons universels est l'écoute d'autrui. Je n'ai jamais eu à souffrir du manque de respect et de considération, des députés toutes tendances politiques confondues, à ce jour d'ailleurs, quelle que soit la nature des débats en jeu. Pour le reste je vous répondrai que le Parlement est l'une des institutions que le peuple s'est donné pour exercer sa pleine souveraineté sur les affaires qui concernent la nation. Elle est sa propriété morale et son fonctionnement est de la responsabilité de tous.
Face à un système omnipotent, corrompu et corrupteur que peut l'opposition – jeune dans ses traditions de lutte, fragilisée par ses divisions ? Peut- elle constituer une alternative réelle au système actuel et à brève échéance ?
Il convient de ne pas nous tromper de cibles. Nous devons aussi transcender les rancœurs et les rancunes dont chacun sait qu'elles sont stériles, parfois puériles, dans tous les cas contre-productives. C'est vrai qu'aujourd'hui, le mercantilisme généralisé, l'affairisme du corrupteur et du corrompu se conjuguent jusqu'à effacer les valeurs d'éthique, de solidarité, de fierté et de dignité qui ont fait la force de l'Algérien. Et même si l'on observe un relatif désintérêt du citoyen à la chose politique, les partis politiques sont nécessaires dans la vie publique et la pratique démocratique. Leur rôle d'intermédiation est indispensable pour la stabilité de la Nation où chaque expression devra trouver sa place. Aujourd'hui, beaucoup attendent un système politique capable d'incarner l'aspiration à une démocratie véritable, à un progrès social qui ne soit pas que dans les mots, à une République qui incarne la volonté populaire, à un Etat qui soit équitable, équilibré et juste. C'est par l'émulation que l'on peut mobiliser les énergies, forger ou réveiller des convictions, créer des élans patriotiques...On ne peut et on ne doit pas non plus exclure ou minimiser le rôle de l'armée dans la construction d'un Etat de droit. On a beau dire que la mission du soldat est la défense du territoire et de son intégrité, cela demeure toujours «un discours» qui durera le temps que dure les discours. Dans la réalité, et depuis sa création, notre armée a eu une place prépondérante dans la création de l'Etat et la cohésion de la société algérienne. Aujourd'hui avec l'avènement du multipartisme, il est normal que l'armée laisse des espaces aux partis dont c'est le rôle d'être les relais de la société dans ses différentes expressions, mais on ne peut dénier à l'armée le droit et le devoir de veille sur l'état de la Nation. Aujourd'hui encore, le citoyen ne conçoit pas l'Etat sans son armée. Il en est de même pour toutes les armées du monde y compris de celles des superpuissances. Il faut cependant que la Constitution garantisse l'exercice dans la transparence de l'intervention de l'armée comme celui de toutes les institutions du pays et que des frontières entre politique/militaire soient dressées, non l'une contre l'autre, mais l'une complétant l'autre dans l'intérêt de la République dont le chef de l'Etat incarne l'unité de la Nation. Le souci de modernisation ne doit pas, ne peut pas concerner seulement l'organisation des structures, la professionnalisation des effectifs ou la modernisation des équipements. Cette vision ne peut ignorer l'autre pan, celui de la contribution à l'édification de l'Etat moderne du millénaire en cours sous la supervision et les orientations du chef de l'Etat qui incarne l'unité de la Nation.
Vous vous êtes engagé dans la mouvance ali Benflis dont vous êtes un fidèle compagnon.Pour Karim Younes, quel serait le principal atout susceptible de provoquer la rupture d'avec ce système ?
Je suis de ceux qui pensent que l'action militante a évolué. On peut militer pour une cause d'intérêt général, sans pour autant s'enfermer dans un carcan organique. Je suis dans la trajectoire d'un homme libre, d'un homme qui cultive sa liberté, celle d'être soi-même, celle de cultiver un esprit libre de pensée et d'action. Je suis en outre toujours affilié politiquement au FLN originel même si je suis hors circuit organique depuis dix ans. J'apporterai mon concours à toutes les causes qui s'inspirent de l'écoute de nos citoyens. Je crois que c'est la meilleure responsabilité qu'on doit avoir vis-à- vis de son pays. Je suis dans ce nouvel état d'esprit, j'espère définitivement.
En cours de dégradation avancée, le parti FLN atteint un nouveau seuil de pourrissement, s'enlise chaque fois un peu plus dans la crise comme le démontre la fronde anti-Saâdani, l'expulsion – avec la manière que l'on sait- de Belkhadem. N'est-ce pas là une stratégie du pouvoir pour s'assurer la pérennité ?
Les débats sur les personnes ne m'intéressent pas.Je voudrais exprimer ici ma totale liberté d'indifférence sur la question des crises internes conjoncturelles et des hommes politiques qui les alimentent à leur profit ou à leur corps défendant... Faire de la politique, c'est surtout s'ouvrir une fenêtre sur la société pour examiner les problèmes dont elle souffre, c'est de proposer des solutions pour améliorer son fonctionnement en évitant de le faire dans l'agitation stérile, en flairant le vent.
Votre dernier livre consacré à l'histoire de l'Algérie, «Vingt siècles de résistance, cinquante ans d'indépendance», pour vous n'est pas une œuvre d'historien. Ce n'est pas aussi un essai historique. Dans quelle catégorie le placeriez-vous ?
Il s'agit bien d'un récit historique où je tente de faire écho à tous ceux, nationaux ou nord-africains, qui, bravant les froideurs de l'oubli, rappellent que notre existence au sein de l'humanité, loin d'être usurpée, est riche de souvenirs qui justifient la fierté et inspirent le respect. «Aux Portes de l'avenir, 20 siècles de résistance, 50 ans d'indépendance», est une rétrospective historique et dans sa seconde partie une lecture et une analyse qui porte aussi bien sur nos choix sociétaux qu'économiques : les différents mécanismes institutionnels des régimes qui se sont succédé, de nos choix en matière de recouvrement de notre identité nationale.
Quoi qu'il en soit, on sent d'emblée que vous l'avez écrit avec vos trippes et le cœur battant, si j'ose dire. L'émotion qui s'en dégage est contagieuse...
Mon intrusion dans la passé est motivée par une passion citoyenne que je souhaite faire partager à mes compatriotes: entendre et comprendre collectivement ce qui nous fédère pour mieux bâtir ensemble ce qui nous engage demain. Notre présent mérite certainement une meilleure attention mais réveiller ou maintenir en alerte la mémoire de notre passé antique ou médiéval n'est pas superfétatoire!
Vous rappelez avec force détails que l'Algérie d'hier a toujours été un espace de vie de civilisations anciennes, des Phéniciens aux Romains, arabes, Ottomans et enfin Français. Est-ce là une fatalité ?
L'Etat algérien moderne a existé du vivant de Massinissa pendant 54 ans, de 203 à 138 avant notre ère et au-delà sous le règne de Miscipsa son fils et successeur pendant 30 ans sous la supervision, il est vrai envahissante, de Rome.
Cet Etat jouissait d'une culture forgée dans un métissage qui avait résisté à l'épreuve d'un millénaire d'échanges culturels, linguistiques, vestimentaires, alimentaires et autres avec les Phéniciens, Grecs et Romains... Cet Etat avait son identité propre, celle des Amazighs, tout en s'ouvrant sur les civilisations de l'époque : mésopotamienne, égyptienne, hellénique, égéenne, phénicienne et latine. Dans le domaine des échanges, la Numidie est devenue un partenaire actif de la réalité méditerranéenne. Massinissa mit en place tous les attributs de souveraineté. Il a su tirer une vision et une stratégie pour atteindre ses objectifs : bâtir un pays unifié et puissant, capable de faire face aux prédateurs de l'Histoire. Il fallait un traître, Bockhus, pour ruiner les espoirs et atomiser le peuple numide (en -106) en mettant fin à l'épopée de Jugurtha. A l'ère musulmane, la plupart des différentes dynasties régnantes jusqu'à l'avènement des Ottomans sont le fait d'Algériens. Par extension, les Maghrébins, à l'instar de Tariq Ibn Zyad et de ses combattants en Andalousie, au même titre que les autres peuples nouvellement islamisés, ont largement, significativement, peut-être essentiellement, contribué à la genèse de l'espace civilisationnel musulman. Aujourd'hui, nous devons être fiers de constituer une Nation, un peuple homogène, réunis autour d'un même emblème aux couleurs de notre République fondée par des hommes et des femmes prestigieux, au prix de torrents de sang et de larmes, mais aussi d'une exceptionnelle bravoure.
Votre livre donne l'impression - d'ailleurs heureuse – d'être une compilation de faits et d'événements déjà rapportés par les historiens de l'Antiquité et disséqués par nos contemporains. Quel est l'objectif de ce que vous qualifiez comme « contribution »?
L'intérêt du passé est-il réservé aux historiens exclusivement ? Hier comme aujourd'hui, l'Histoire a été régulièrement convoquée pour alimenter le conjoncturel ; elle est devenue un objet d'interprétation qui peut en fausser le déroulement factuel au profit de l'instrumentalisation. Et je pense qu'il est du devoir de chacun, des politiques notamment, de travailler à une saine vulgarisation des épisodes les plus décisifs de notre passé, indépendamment de nos professions et convictions Le rôle de l'historien n'en sera que plus utile quand le grand public aura été pré-sensibilisé par des narrations qui rappellent les évènements par une parole saine et sereine.
Le colonialisme français, ce sont les massacres collectifs à grande échelle, l'horreur absolue des enfumades... le génocide d'un peuple. Au-delà du cercle restreint d'initiés, a-t-on fait le travail de mémoire suffisant pour le grand public ?
La France coloniale s'est installée au prix fort que les autochtones ont payé. La guerre a été totale, effroyable, inhumaine. La pratique de « l'enfumade» s'est généralisée sous les officiers Pélissier et Saint Arnaud. Celle du Dahra en juin 1845, où près de sept cents personnes des Ouled Riah ont péri dans un brasier à l'entrée d'une caverne est d'une horreur révélatrice. Les insurgés de l'oasis de Zaâtcha furent massacrés par le général Emile Herbillon en novembre 1849 et, dans l'Aurès, le colonel François de Canrobert mit le feu à Nara en janvier 1850. En décembre 1852, la prise de Laghouat tourna au « carnage ». La politique de la terre brûlée qui a suivi la révolte des populations algériennes au lendemain du soulèvement par Cheikh Ahaddad et d'El Mokrani a tourné au génocide...
Exiger la repentance aujourd'hui pour tous ces crimes rencontre frilosités du pouvoir et refus net de l'ancienne puissance coloniale. N'est-ce pas là un autre crime, contre la mémoire celui-là ?
Le devoir de mémoire s'impose à nous. Les âmes de nos compatriotes ne seront apaisées que lorsque nos chercheurs auront, avec rigueur et sérénité mais sans compromission aucune, mis à nu cette vérité historique et que celle-ci soit enseignée dans les livres d'histoire de tous les pays épris de justice. La repentance française risque de n'être qu'une idée caduque. Elle pourrait n'être pour les Algériens rien d'autre qu'une auto-flagellation faite à son histoire millénaire et à sa mémoire. Ce qui importe pour notre pays, c'est que pas un seul détail de son histoire coloniale ne soit occulté. Repentance puis oubli ? Est-ce la meilleure revendication pour les Algériens ? Plutôt cultiver la mémoire par la célébration et le recueillement.
Mais nous voilà 50 ans après l'indépendance à regarder plus dans le rétroviseur plutôt que de nous projeter dans un avenir à la hauteur des sacrifices passés et des attentes.
Pendant cinquante ans, nous avons discouru sur la nécessité d'une économie productive hors hydrocarbures alors que les recettes pétrolières et gazières procurent aujourd'hui 98% des recettes totales d'exportation et 67% du budget de l'Etat. Nous avons été un vaste champ d'expérimentation de nombreux modèles économiques. Il y a eu certes des périodes d'espoir et d'avancées, mais l'évaluation globale des stratégies mises en place n'a pas révélé de résultats probants. Posons-nous la question de savoir quelle ambition pour notre pays sans stratégie et visions clairement affichées ?
Une cinquième partie pour conclure votre livre avec cette question : où en sommes-nous un demi-siècle plus tard ? Votre orgueil de notre passé lointain cède la place à un net pessimisme compte tenu des maigres acquis de l'Algérie post indépendance.
La construction de l'Etat algérien poursuit sa course dans un monde nouveau, une carte politique imposée par les puissants. Nous avons intérêt à conforter nos institutions par une adhésion réelle et totale de notre peuple, qui, seule, peut assurer la stabilité de ces institutions, leur viabilité, et leur crédibilité pour exister et s'adapter aux impératifs d'un monde volatile et incertain. L'état social des choses, tout comme l'état mental d'une époque, ont volontiers tendance à nous paraître éternels. Ils ne le sont pas forcément. Nous avons intérêt à évacuer toutes les épaisseurs qui nous séparent les uns des autres, les stupidités politiques. Aujourd'hui, des prédateurs «dernier cri» insatiables veulent même s'accaparer de l'amour de la patrie en toute exclusivité jusqu'à promettre l'Elysée aux uns, l'enfer aux autres, le certificat de patriotisme aux uns, de trahison aux autres... De nos jours, le monde entier connaît la limite et la vanité de ces comportements anachroniques. La réponse politique est dans l'investissement total dans la mouvance nouvelle, débarrassée des scories conjoncturelles, bien ancrée dans l'évolution du temps, porteurs d'indices réels de changements pour constituer le moteur de la construction de la société de demain.
K. B. L'Occident, comme aux siècles passés, travaille à redessiner la carte du monde en général et arabe en particulier à son profit (pétrole et gaz, géostratégique pour l'équation israélienne). Allons-nous vivre, à brève échéance, les affres d'un passé encore présent ?
Nous vivons dans une région en pleine recomposition. Nombre de nations ont été déjà démembrées presque dans l'indifférence la plus totale comme c'est le cas de la Somalie, du Soudan ou écartelées, dans l'exemple de l'Irak, les menaces qui pèsent sur l'unité de la Libye, le spectre de la désagrégation des Etats sahéliens: ne serait-ce pas l'expression d'une même volonté des puissances visant à empêcher la formation de grands ensembles homogènes ? La chorégraphie qu'esquissaient les diplomates occidentaux depuis l'effacement de l'URSS vise la destruction des institutions, des infrastructures civiles et militaires, le pourrissement économique, l'émiettement de la cohésion nationale, l'anéantissement des valeurs fondatrices des Etats, et, en définitive, à la mise au pas derrière les pays qui pilotent ce siècle. Il n'y a pas d'autres objectifs que le contrôle total des réserves d'énergies fossiles qui procède de l'obsession morbide de mener une fois de plus les affaires de la planète au profit d'un camp et de gouverner le monde pour faire soumettre des peuples par d'autres. C'est le retour, sous d'autres formes, aux XVIe et XVIIe siècles, à l'âge d'or de la colonisation et du mercantilisme, à la spoliation des peuples, à leur extermination, à l'épuisement de leurs terres pour satisfaire des industries insatiables. Le colonialisme n'a pas été vaincu partout, il triomphe encore. Soyons-en convaincus : la redoutable, l'effroyable machinerie du colonialisme est loin d'être enrayée.
B.T
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