De Tunis, Hassane Zerrouky Ce jeudi, deux jours avant le premier tour de l'élection présidentielle, la Tunisie va vivre un moment historique : l'Assemblée constituante, dominée majoritairement par Ennahdha et ses alliés, tiendra sa dernière session avant de se dissoudre et laisser la place à la première Assemblée nationale élue démocratiquement dans l'histoire de la Tunisie. Cap désormais sur le premier tour de l'élection présidentielle où 25 candidats sont en lice après le désistement de deux d'entre eux, Mustapha Kamel Nabli, l'ex-gouverneur de la Banque centrale tunisienne, et de Noureddine Hached, fils du fondateur de l'UGTT. Dans cette compétition qui verra l'élection du premier président élu démocratiquement au suffrage universel, le fondateur de Nidaa Tounès, Caïd Beji Essebci, dit BCE, 87 ans, l'aborde dans la peau d'un favori en puissance. Avec 36,85% contre 27,26% pour Ennahdha, son parti, Nidaa Tounès qu'il a créé en 2012, est devenu la première force du pays. BCE doit son succès et sa popularité au fait d'avoir su fédérer derrière son nom, cette majorité de Tunisiens nostalgiques des valeurs positives de cette Tunisie de Bourguiba que Ben Ali avait détruite pour y bâtir un régime autoritaire et corrompu. Le leader de Nidaa Tounès a ainsi réussi à rassembler derrière son nom tous ceux qui voyaient dans Ennahdha une menace pour un certain mode de vie tunisien, et qui souhaitaient également vite tourner la page d'une période de transition qui n'a que trop duré avec en toile de fond une situation sociale et économique explosive et une situation sécuritaire tendue. Et, à ce sujet, n'eût été la réaction des forces de gauche et de la société civile, cette transition aurait pu déraper vers le pire. Car ici, les violences contre les acteurs du monde des arts et de la culture, les agressions contre les femmes, les saccages de bars et les tentatives d'interdits de toutes sortes, comme cette menace pesant sur le Festival de Carthage, les tentatives de remise en cause par les nahdhaouis du statut personnel, le laxisme des gouvernements de Hamadi Jebali et d'Ali Laarayedh envers les salafistes et les djihadistes, sont encore présents dans les mémoires. Derrière BCE, deux candidats se détachent. D'abord le président de transition, Moncef Marzouki, soutenu par la mouvance islamiste, et le candidat du Front populaire, Hama Hammami, sur qui reposeront les espoirs de la gauche tunisienne après la disparition d'al-Massar (issu de la mouvance communiste) qui n'a eu aucun élu et Al Joumhouri de Nejib Chebi et Maya Jbiri. Moncef Marzouki, qui a sonné la charge contre BCE, appelant, sans rire, à barrer la route au retour de la dictature «destourienne», qualifiant au passage ses adversaires de «taghout», est soutenu en sous-main par Ennahdha et les salafistes et, susurrent les mauvaises langues, par le Qatar ! En tout cas, les Ligues de protection de la révolution (LPR, milices islamistes proches d'Ennahdha) à l'origine des violences de l'été 2012 et durant le Ramadhan 2013, dissoutes pourtant par la loi, sont bien présentes : elles assurent publiquement leur soutien au président-candidat. Et mieux, certains de leurs leaders s'affichent ouvertement avec lui durant cette campagne. A Msaken, Moncef Marzouki a animé un meeting en commun avec Bechir Ben Hassen, imam salafiste, interpellé au Maroc, expulsé en France avant d'être extradé vers la Tunisie où il avait été reçu en février dernier par Marzouki au Palais présidentiel de Carthage. D'où cette réplique assassine de Hama Hammami : «Je n'accepterai en aucun cas qu'un terroriste ou un prédicateur extrémiste foule le palais de Carthage.» Hama Hammami, 62 ans, seul opposant à Ben Ali à n'avoir jamais quitté la Tunisie, ayant passé un total de 10 ans en prison, issu d'un milieu populaire, se veut le porte-parole des sans-voix. Cet instituteur en langue arabe, qui maîtrise parfaitement le français, marié à l'avocate Radia Nasraoui, essaie d'élargir son audience au-delà de ses soutiens traditionnels – syndicalistes, étudiants, femmes et milieux de la culture – en allant à la rencontre des patrons d'entreprise, lui le militant de la gauche radicale. «Ils ont voulu nous ramener des siècles en arrière ! Mais le peuple a été encore une fois au rendez-vous et a barré la route à une telle menace», lance-t-il en direction d'Ennahdha et ses deux alliés, le CPR de Marzouki et Ettakatol de Mustapha Benjaâfar. Mieux, ajoutait-il dimanche dernier au Palais des sports d'El Menzah plein à craquer : «Nous rétablirons les relations diplomatiques avec la Syrie et nous les consoliderons avec les autres pays.» Disposant d'une garde rapprochée depuis l'assassinat de ses deux amis et dirigeants du Front populaire – Chokri Belaïd et Ahmed Brahmi – Hama Hammami, contrairement à ses adversaires, ne fait jamais état des menaces dont il est l'objet et, surtout, n'en fait pas un argument électoral. Sur les 25 candidats en lice, une femme, Keltoum Kannou, magistrate. Trouvant inadmissible qu'il n'y ait pas de femme dans cette élection et sachant qu'elle n'a aucune chance, l'ancienne juge et présidente de l'Association des magistrats tunisiens, a donc décidé de se lancer dans la course. Sauf surprise, le second tour de la présidentielle opposera Beji Caïd Essebci à Moncef Marzouki lequel bénéficie déjà du soutien en sous-main d'Ennahdha et des secteurs conservateurs de la Tunisie profonde. Certes, le parti de Ghanouchi ne soutient officiellement aucun candidat. Mais ses dirigeants à l'instar de Hamadi Jebali (et d'autres dirigeants du parti comme Habib Ellouz) n'hésitent pas à appeler à faire barrage à Nidaa Tounès en proposant de «choisir un président qui a expérimenté le militantisme contre la tyrannie». Suivez mon regard... Une victoire de BCE ne signifie pas la fin des problèmes de la Tunisie. Ennahdha, qui a décidé de rester dans le jeu politique, met déjà la pression sur le futur chef de l'Etat. «Si BCE est élu, il faudra bien qu'il relance la machine économique, règle la question du chômage et de la vie chère. Il ne pourra plus invoquer la menace islamiste. Et croyez-moi, au sein du nouveau Parlement, on va nous entendre. Et on ne sera pas les seuls», me dit ce cadre du parti islamiste.