Par Boubakeur Hamidechi [email protected] Pourquoi tout ce qui est susceptible de nous interpeller au sujet du statut de la femme apparaît comme attentatoire aux valeurs morales de la société ? Celles que l'on suppose gravées dans le marbre et auxquelles il serait inapproprié d'y déroger. En tout cas, c'est ainsi que les législateurs en perçoivent le sens. C'est-à-dire une chausse-trappe politique pour peu que l'on veuille perturber cet immuable ordre des choses. D'ailleurs nos députés et sénateurs justifient leur méfiance de ce genre de débat en arguant, chaque fois, qu'il n'y a pas lieu de légiférer spécifiquement sur les droits de la femme alors que le code de la famille est en mesure de fournir les garanties à l'ensemble de la composante de la cellule première. Et c'est ce qui vient de se passer précisément au Sénat où, semble-t-il, le président de cette chambre aurait estimé plus «sage» de laisser dans les cartons un projet de loi sur la violence faite aux femmes alors que celui-ci venait d'être adopté par l'APN et n'attendait que cette dernière lecture. Voilà donc un renvoi aux calendes grecques qui en dit long sur les scrupules qui habitent la conscience de ce parlement de fantômes. Car, dès lors qu'il ne sut qu'opposer un refus de débattre, le Sénat venait de créer un précédent. Celui de s'inscrire en faux par rapport aux dispositions réglementaires. Notamment celles dues à la nécessité de respecter la navette d'un texte de loi, examiné auparavant par la première Chambre (APN) et pour lequel il était en devoir de s'astreindre à la traditionnelle seconde lecture. L'entorse à la procédure classique est, dans ce contexte, significative dès l'instant où elle prive le pouvoir judiciaire d'une batterie de textes destinés à compléter l'arsenal en train de se mettre en marche au profit des droits des femmes. C'est dire donc que le combat émouvant des Algériennes continue à être perçu par d'importantes strates influentes comme le cheval de Troie d'une aliénation des codes de la religion. Rien que ça ! Mais alors comment se fait-il que ce combat, mené depuis des décennies, n'ait pas pu imposer le moindre consensus autour du statut de la femme alors que cela avait rapidement abouti chez nos voisins tunisiens ? L'on peut penser que cette différence de traitement s'expliquerait d'abord par les péripéties historiques de chaque pays, puis par l'émergence des élites politiques qui ont pris la tête de chacune des nations. Et c'est cette étape décisive qui a permis de faire «ailleurs» le saut qualitatif alors que l'on s'est contenté «ici» de restaurer les archaïsmes de la société d'avant le bouleversement de la lutte de libération. Autant donc admettre que la lutte des Algériennes prendra encore du temps et consumera beaucoup d'énergie avant d'aboutir. Mais quand ? Difficile de spéculer sur le temps nécessaire alors qu'il est désormais loisible d'imaginer le «comment» pour y parvenir. Et ce «comment» réside d'abord dans une émancipation de tous les tutorats habituels. En clair, ne plus rien attendre des louvoiements de la puissance publique trop calculatrice pour transgresser positivement les niches sociales où se cultive un traditionalisme pernicieux. Mais également ne plus faire confiance aux pouvoirs politiques dont le talent réside seulement dans l'instrumentation à leur profit de la résistance des femmes. Or, pour qu'une véritable révolution des mœurs s'accomplisse dans nos terres, il faut nécessairement que la gente féminine s'investisse en nombre dans l'activité politique afin de balayer 20 siècles de préjugés. Et le premier des tabous qu'elles doivent briser serait cette mystification relative à la seule aptitude de l'homme à exercer le magistère de guide et de leader. Un demi-siècle d'exclusion de l'espace public, en dépit de la parenthèse héroïque dont certaines d'entre elles firent preuve, témoigne d'un déni de justice. Celui sur lequel s'est élaborée cette prépondérance à la discrimination des femmes que des castes politiques exercèrent avec, pour seule fin, celle de monopoliser les responsabilités politiques et de ne concéder aux femmes que les rôles des suffragettes dans les appareils. C'est ainsi d'ailleurs que le timide rétablissement des libertés publiques, intervenu en 1989, n'a permis aux collectifs féminins les plus entreprenants de ne s'organiser qu'en associations caritatives ou socioprofessionnelles. Exclues des enjeux cruciaux qui sous-tendaient à cette époque (1989) alors le projet de refondation de l'Etat, elles finirent par n'être que des microcosmes à la visibilité quasi-confidentielle. Pis encore, toutes leurs marches ou leurs sit-in, leurs pétitions ou leurs manifestes furent systématiquement détournés et leurs contenus édulcorés. Le pouvoir d'Etat, ayant en tous lieux besoin de se faire une «religion» sur la question relative au code de la famille, parvint à embrigader aisément de nombreux réseaux associatifs dont il fit par la suite des agents de sa propagande et même pour certaines d'entre elles des députées aux carrières bien remplies. A leur tour, les formations politiques, proches de l'obédience islamo-conservatrice, s'attelèrent à recruter puis à former de bonnes sœurs dans la foi, lesquelles firent souvent preuve d'une agressivité étonnante dans la défense des traditions de la soumission et de l'éloge de l'inégalité de vocation entre homme et femme. C'est ce décalage entre l'attente d'une abrogation et le réformisme concédé par petites touches que naîtra chez certaines militantes le sentiment d'avoir été fourvoyées. A l'évidence, ce n'est plus à ce type d'engagement, confiné à la lisière du véritable pré-carré de la politique, que la cause des femmes a besoin dorénavant. Faire de la politique un exercice à plein temps et surtout à l'abri des condescendants parrainages permettrait de mieux peser dans un rapport de force jusqu'à imposer un débat national. Car il est grand temps de briser ces fatalités ancestrales qui privent une société des bienfaits de la parité et la condamne à toujours avancer à cloche-pied. Cela étant, le président du Sénat qui se met aux ordres de certains lobbies a-t-il au moins pensé auparavant à ce qu'il en coûte toujours à l'Algérie d'avoir deux collèges de citoyens ?