Il n'est ni avocat ni maquisard mais il s'exprime dans un mode charnière entre l'éloquence d'un certain Jacques Vergès (son père) et la discrétion d'une Djamila Bouhired (sa mère). Liess Vergès est architecte de formation mais il taquine également les arts plastiques. Sa première exposition «Machine théographique» est visible à la Baignoire jusqu'au 3 août. Le divin : source et aboutissement pour les Soufis ; mystère fascinant pour les philosophes ; Seigneur aussi généreux qu'impitoyable pour les orthodoxes ; entité fantasmée et aliénante pour les athées ; horloger et esthète pour les déistes, etc. Jamais une question n'a autant interpellé et intrigué l'humanité depuis sa naissance et c'est pour cela que la représentation de la divinité a toujours été au centre des préoccupations esthétiques à travers les différentes époques de l'art pictural. Chez les musulmans, elle a été problématique dès le début : comment dépeindre l'indicible, le sublime, la lumière dont aucun œil humain ne pourra supporter l'éclat ? Et surtout, par quel moyen peut-on éviter de démystifier, réduire ou désacraliser le divin ? Les artistes et philosophes de l'âge d'or islamique ont eu du mal à faire cohabiter la foi, le dogme et l'art d'autant que les styles de représentations théologiques (sacrées ou profanes) qui les ont précédés ne pourront être repris en raison de leur contradiction totale avec le Texte et la prohibition formelle de donner un visage au Créateur. L'intelligence et la finesse des artistes musulmans de l'époque leur ont néanmoins permis de contourner l'Interdit par la voie de l'abstraction : l'entrelacs géométrique, une espèce de langage intemporel et complexe qui jaillit de la méditation, mime la transcendance et frôle sans le toucher le visage de Dieu. Et c'est précisément ce style graphique qui constitue le thème central de l'exposition de Liess Vergès. Ce dernier propose une réinterprétation faite de distorsions, d'étirements, de répétitions et de remodelages dont les infinies possibilités sont justement permises par la démarche initiale de ce genre artistique. Faire dire à l'indicible ce qu'il renferme en poésie, en beauté et en mysticisme ; redonner forme un souffle longtemps coupé par la fonction ornementale ; s'insinuer dans l'intimité des traits et des marmonnements parcimonieusement livrés par cette géométrie de l'impalpable... C'est tout cela qui anime le travail à la fois minutieux et fondamentalement moderne de Liess Vergès qui jouit ici d'une liberté illimitée pour exalter la vocation conceptuelle de cet art islamique. Derrière la réinvention de la forme, se cache dans chacune des œuvres une invitation à la relecture du fond : allant de la spiritualité à la réalité la plus crue, les clins d'œil de l'artiste font appel à l'imaginaire, à la sensibilité et à l'intelligence du regardeur. Mais dans «Machine théographique», le concept ne l'emporte jamais sur l'esthétique car les deux tendent à suggérer une élévation au-delà du visible et impliquent donc une transcendance aussi bien intellectuelle que formelle. Le propos de Liess Vergès consiste en un coup de force technique qui épouse naturellement la hardiesse d'une évasion métaphysique ; en ce sens, son travail est évocateur de tout ce qui fait la beauté de la philosophie soufie qui prêche justement le rejet d'une réalité brute par trop simpliste et la recherche incessante de ce qui parle et palpite derrière toute chose. Les œuvres célèbrent ainsi une quête de sens au-delà des lectures primaires, une fragmentation des certitudes selon le formidable aphorisme de Jalal Eddine Rumi : «La vérité est un miroir tombé des mains de Dieu et qui s'est brisé en mille éclats. Chacun, ayant trouvé un fragment, croit détenir la vérité tout entière.» Qu'il s'agisse de la perception de Dieu, de la foi, de l'extrémisme religieux ou des guerres, l'artiste leur associe chaque fois un nouveau langage tiré encore et toujours de ce même motif : l'entrelacs ! Tantôt lumineuse et sereine, tantôt crispée et inquiète, la forme du monde passé et présent ne cesse de se contorsionner, de se dissoudre et de rejaillir dans «Machine théographique», un travail prodigieux à découvrir. Sarah Haidar Machine théographique de Liess Vergès. Du 3 juillet au 3 août 2015 La Baignoire, 3. Rue des Frères- Oukid, Square Port-Saïd, Alger.