Les flemmards et les tire-au-flanc ! Il y en a des tas. Des types qui ont un travail et se complaisent dans l'indolence et l'inertie. Ils se lèvent las pour aller au boulot, une corvée dont ils respectent tant bien que mal la durée juste pour empocher leur salaire ; mais quand ils y sont, ils tirent au flanc et égrènent les heures en attendant la sortie. Ils ont tous la triche en tempérament commun. Là où passe ce genre d'individus, il faut revenir derrière pour corriger ou reprendre carrément la tâche qui lui était assignée et, si vous le lui faites savoir, il monte sur ses ergots. «Ça ne vous appartient pas que je sache, tonne-t-il à votre face !» Entendre par là, qu'il se fout royalement du bien de la collectivité, de l'entreprise ou de l'administration qui l'emploie. Un bien qu'il assimile encore au domaine du beylick. Le beylick qui trotte toujours dans son subconscient et dont il n'arrive pas à se débarrasser. D'ailleurs, on le voit souvent jeter ses détritus du balcon et se cantonner dans son coin quand tous ses voisins se mettent à nettoyer le quartier et si on l'accule, il préfère le balai. Après un coup, il s'appuie sur le manche et enchaîne blague sur blague, empêchant les autres de travailler. Sa force réside dans la malice, son domaine de prédilection où personne ne peut le concurrencer. De nos jours, ce genre d'hommes préfère vivre sans trop se dépenser ni mouiller sa chemise dans un chantier comme le font les milliers de Chinois dans le bâtiment ou les travaux publics. C'est que lui aime disposer de son temps, l'utiliser à son profit dans le commerce informel ou tout ce qui rapporte gros. S'enrichir par des moyens détournés est sa raison d'être. Peu lui importe que les autres crèvent de faim ou que le feu prenne à leur maison. Individualiste, il l'est tout comme il a été flémard et tire-au-flanc pendant les années qu'il avait passées au service de la collectivité. C'est le cas de mes deux voisins, El Mounchar et El Phéraoun. Ils ne sont malheureusement pas les seuls, il y en a des milliers. Alors ! La paresse et l'égoïsme sont-ils des habitudes ou des gènes qui coulent dans leur sang ? J'ai été voir Daouïa pour lui demander son avis. Pour toute réponse, elle s'est murée dans un long silence puis elle a pleuré à chaudes larmes avant de s'essuyer les yeux et de me transporter loin dans le passé, cinq siècles avant, quand le pays était sous domination turque. En ces temps-là, l'Algérien étouffait sous l'impôt que lui soutiraient le bey et ses suppôts ; et si par malheur il se révoltait, on l'écrasait dans un bain de sang. Depuis, il éprouvait un terrible ressentiment à l'égard des envahisseurs qui l'empêchaient de jouir de ses biens ; et, quand, quatre siècles plus tard, la France conquit le pays, la situation changea de mal en pis. Non seulement on l'expropria de sa terre, l'unique ressource de sa vie, mais on le priva de sa liberté. Poussé dans ses derniers retranchements, il se fixa loin des regards, dans une montagne dominant la plaine d'où il a été chassé. Il ne lui restait alors que le cœur pour pleurer et les yeux pour voir les nouveaux venus mettre à profit leurs moyens pour cultiver les terres qui lui avaient appartenues, en tirer des richesses, ouvrir des routes et bâtir des villages où lui, l'enfant du pays, se sentait étranger. Comment voulez-vous alors qu'il acceptât de travailler chez le conquérant, celui-là même qui l'avait dépouillé de ses biens ? Il ne le faisait que contraint, pour acheter de quoi apaiser sa faim et engranger les réserves d'une année. Raison pour laquelle on l'affubla de tous les noms, de fourbe et de feignant. Toutefois, on lui reconnaissait la bravoure et la générosité quand on l'envoyait en chair à canon défendre l'empire vacillant. À l'indépendance, le nouvel Etat devint propriétaire de tous les biens laissés par les colons. Mais lui, l'homme déshérité, n'avait aucune idée de l'organisation de l'Etat ni de ses obligations en tant qu'individu à l'égard de la communauté. Il avait toujours cru que la révolution pour laquelle il s'était donné lui rendrait sa liberté et lui permettrait de reprendre possession de ce qui lui a été pris par le roumi. Cependant, il constata que le beylicat n'a fait que changer de main, du colon à ceux qui lui ont succédé. C'était l'état d'esprit de tous ceux qui ont été spoliés et laissés en marge du progrès pendant la longue nuit coloniale. Imprimée dans leur subconscient, cette vision des choses continue d'animer pas mal de gens. D'où l'égoïsme et la paresse qui persistent encore de nos jours de l'avis de Daouïa. La solution qu'elle préconise réside dans une refonte totale de l'école. Une nouvelle école qui formera des femmes et des hommes pour exercer et assumer leurs devoirs, leurs seuls droits, de citoyennes et de citoyens.