Fatna est ma voisine du deuxième étage. Même après sa retraite sans pension (son activité n'étant pas couverte par la sécurité sociale), les gens l'appellent encore Fatna Dallala. Dlala ou Dallala, un gagne-pain qu'autrefois certaines femmes exerçaient en faisant du porte-à-porte pour commercialiser des biens. Fatna, quant à elle, s'occupait le plus souvent de la vente et de l'achat de bijoux pour le compte de ses amies et de ses clientes du quartier. Le rémouleur, le charbonnier, le maquignon et le tanneur, eux, reviennent cette semaine. Chaque année, profitant des jours de fête de l'Aïd El Adha et des besoins exprimés par les citoyens en l'occasion, des opportunistes revêtent l'habit d'un de ces métiers pour gagner de l'argent. Ils affûtent nos coutelas, nous monnayent du charbon, nous revendent le bélier du sacrifice et nous débarrassent gratuitement de sa peau. Puis, plus rien. Ils vont retrouver leurs premières activités ou en rechercher de plus lucratives, comme les bourdons, ils n'obéissent qu'au flair en allant butiner les fleurs. Là où abonde le pollen, ils se rabattent sans retenue. Il existe cependant des gens honnêtes qui tiennent à valoriser leur métier au point qu'on finit par l'associer à leur nom. Ainsi, pour marquer la différence avec des personnes du même nom, on leur ajoute celui de l'activité. On parle plus aisément d'Abdeka l'antiquaire, de Moh l'ébéniste, ou de Kada l'herboriste en référence au meilleur dans le genre sur la place. De toute évidence, ces gens-là ont acquis la notoriété par l'amour du métier et par l'attention qu'ils lui accordent. S'ils ne gagnent pas assez d'argent, ils ont l'estime des clients et veillent à la préserver. Revenons à Fatna. Dlala, c'est un domaine qu'elle maîtrisait de longue date, un legs que lui avait transmis sa grand-mère et qu'elle avait pratiqué avec droiture et honnêteté. Il lui suffisait de soupeser l'objet pour évaluer son coût. Alors, quand l'une de ses connaissances se trouvait à court d'argent, et décidait de monnayer une bague, un louis ou un doublon, elle répondait à son appel. A son tour, Fatna le cédait à sa juste valeur en contrepartie d'une petite commission. La transaction, non prohibée du reste, se faisait dans la discrétion. On tenait à garder l'anonymat, et surtout à ne pas montrer aux voisins qu'on était dans le besoin. Personne, y compris l'acquéreuse, ne devait donc connaître l'identité de la femme qui a été contrainte à se dessaisir de l'un de ses bijoux. De la même manière, Fatna en dénichait de bien plus précieux pour les familles aisées, de sorte que les bijoux vendus ou achetés ne faisaient que changer de mains sans jamais quitter le quartier ; et il arrivait même, rarement certes, qu'une propriétaire qui s'était défaite de l'un de ses objets le rachetât quelque temps après. Des années plus tard, avec l'ouverture de plusieurs bijouteries, des ateliers d'orfèvres et l'arrivée de nouvelles dallalate, les parts de marché de Fatna commencèrent à diminuer. Elle était alors obligée d'étendre son champ d'action au-delà du quartier, jusqu'à Mdina Jdida où des femmes voilées proposaient aux passants toutes sortes de joaillerie. Ici, dans cet ancien faubourg d'Oran, Fatna réalisait son meilleur chiffre d'affaires. Ainsi, elle avait pu élever ses enfants et vivre décemment comme toute autre personne disposant d'une activité rémunérée. Certes, ce n'était pas facile. Il lui fallait avant tout veiller à son image, défendre sa crédibilité et dénoncer les tentatives d'escroquerie de ses collègues. En effet, beaucoup de crédules eurent affaire à des dallalate sans scrupules qui leur fourguèrent du clinquant en guise de bijoux. Ce qui avait amené d'ailleurs les gens à les regarder d'un mauvais œil. «Des vipères perfides et malhonnêtes», marmonnaient-ils en les croisant dans la rue». A l'époque, et jusqu'à nos jours, les dallalate exerçaient à l'insu du fisc. Mais c'étaient les seules qui s'adonnaient au commerce informel. D'ailleurs, la police faisait souvent des descentes dans le quartier pour les embarquer. C'était du temps où l'Etat veillait au respect des règles et des lois. Aujourd'hui, Mdina Jdida est devenue un bazar. Les rues sont squattées par des marchands de prêt-à-porter, de friperie et d'ustensiles divers. On y accède à pied en se frayant le passage au coude-à-coude pour faire ses achats. Au détour d'une rue, pas loin du quartier des bijouteries, on y rencontre encore des dallalate regroupées sur le trottoir. Elles guettent les regards des passants, repèrent l'acheteur et se précipitent pour lui proposer des bijoux de valeur. Tout semble obéir à un deal conclu entre les dallalas et les joailliers. Ainsi, dallala, ce métier qui consistait en la vente à domicile et qui créait dans le temps des liens forts entre la vendeuse et ses clientes, s'est dépouillé de son sens. Il se pratique désormais dans la rue. Longtemps considérée ailleurs comme une activité vieillotte et désuète, la dallala reprend aujourd'hui sa place dans les sociétés développées. En France, selon Cécile Prudomme (journal Le Monde : édition du 28 mars 2013), plus de 400 000 personnes bénéficient du statut de vendeur à domicile. Je cite : «Ils seraient un tiers à l'avoir adopté pour obtenir un complément de revenu, dont bon nombre de retraités. Un tiers aussi l'utiliserait en "multiactivité", c'est-à-dire pour travailler à plein temps. En 2012, 28 000 personnes se sont mises à la vente directe, 103 000 depuis 2010.»