«Au voleur !» crie une voix par-dessus la cohue du marché. Aussitôt, les bruits s'estompent, et les clients, surpris, s'interrogent du regard. S'ensuit alors une bousculade, puis une agitation fébrile rompt le silence. Par-ci, par-là s'élèvent des clameurs et des interjections. Au même moment apparaît le voleur, un jeune adolescent qui s'enfuit entre deux rangées d'étals de légumes. Renversant tout sur son passage, il distance sa victime, un vieillard essoufflé qui lui court désespérément derrière. Il trouve enfin une allée dégagée et fonce à toute allure vers la sortie du marché. À bout de force, son poursuivant abandonne et plie l'échine, les mains appuyées sur les genoux. Seuls ses yeux éperdus s'accrochent au dos du fuyard. — Attrapez-le ! s'écrient, indignés, plusieurs témoins de la scène. Tous les regards convergent vers le voleur et le fixent à ne plus le lâcher, pendant que de braves gens l'encerclent et lui barrent les issues. Pris au piège, il croit s'en sortir en se débarrassant de l'objet de son forfait, un téléphone portable de deux sous. Malheureusement pour lui, des brutes le prennent à partie, l'abreuvent d'injures et le rouent de coups. Battu, il s'affale à genoux, les yeux hagards et le visage ensanglanté. Par bonheur, deux policiers surgissent de la foule et le soustraient des griffes de ses pourfendeurs ; l'un d'eux le saisit au collet et l'entraîne hors du marché, et l'autre appelle ses agresseurs à la retenue. — Rassurez-vous, leur dit-il, ce petit voyou ira moisir au trou, et pour longtemps, je sais ce que prévoit la loi là-dessus ! Déçus de n'avoir pu assouvir leur rage sur le voleur, les assaillants s'en vont à contrecœur. Personne ne leur a demandé cependant des comptes de s'être acharnés sur un enfant. Les badauds se dispersent à leur tour et la vie reprend son cours comme si de rien n'était. Des scènes pareilles, on en voit de temps en temps dans nos marchés ; et si la plupart des citoyens se félicitent des mesures prises à l'encontre des petits délinquants et autres voleurs à la tire, d'autres les trouvent injustes et irréfléchies, car convaincus du principe de la relation de cause à effet, ils considèrent que l'acte de vol résulte de multiples causes qu'il faut disséquer pour en extraire le remède. Lui opposer la vindicte populaire comme solution ne fera qu'exacerber le ressentiment des petites gens. À moins qu'oubliée dans le subconscient collectif, elle refasse surface pour se substituer à la loi. Choqué par la barbarie des redresseurs de torts, j'allais sortir du marché sans faire mes achats quand j'entends prononcer le nom de Youssef, l'auteur du larcin. Un garçon de treize ans que le destin a jeté dans la rue. D'instinct, je m'approche d'un cercle de curieux. Au milieu, un poissonnier au talent d'orateur parle du parcours du pickpocket en des termes attachants. J'apprends ainsi que Youssef, 13 ans assumait la charge d'une famille : une sœur en bas âge et une mère handicapée à la suite d'un accident de voiture où le père avait trouvé sa fin. Une fatalité qui, depuis une année, l'avait obligé à abandonner les bancs de l'école et se lancer à la recherche d'un travail. Naturellement, le marché lui paraissait le plus indiqué. Il croyait trouver un petit boulot, de quoi gagner sa vie ; et, peut-être même, en économisant un peu, il créerait sa propre affaire qu'il donnerait en gérance à un plus démuni que lui. Il reprendrait alors la route de l'école, retrouverait le sourire et la joie de vivre d'antan. Voilà donc les plans résumés de Youssef en foulant pour la première fois les dédales du marché. En somme, que de beaux rêves innocents, les mêmes que ceux d'un honnête homme affrontant le quotidien avec courage et entrain ! À la différence que Youssef ignorait tout de la vie, de ce que cachait le jour et de ce qui se tramait la nuit. Car, à l'instar des enfants de son âge et de sa condition, il croyait trouver une place à sa mesure. Tenace et persévérant, Youssef avait essayé tous les gagne-pain, allant de la vente de sachets en plastique au transport de toutes sortes de marchandises. Mais le peu d'argent qu'il glanait de ses galères ne couvrait pas les besoins élémentaires de sa famille. D'ailleurs, de tous les petits boulots auxquels il avait touché, le commerce ambulant de la sardine lui rapportait le plus de sous, quand le poissonnier, qui l'avait pris en sympathie, lui cédait, de temps à autre, une caisse à crédit ; et, pendant les mauvais jours, lorsque l'horizon se murait devant lui et qu'il sentait crier ses entrailles, il s'ingéniait à faire les poches des clients. Confronté donc à l'amère réalité d'un environnement hostile, il découvrit un monde truffé de mirages. Peu de ses semblables parvenaient à s'en sortir ; et, si certains s'y accrochaient encore, d'autres déchantaient en chemin. Dépourvus d'espérances et n'ayant aucun métier, ces derniers verseraient fatalement dans la délinquance ou le crime organisé si, entre-temps, ils ne finissaient pas par déception en torches vivantes en s'immolant par le feu ou, tentant le diable dans une embarcation de fortune, ils ne se livraient pas en pâture aux eaux de la Méditerranée. Par bonheur, Youssef a été arrêté à temps avant de basculer dans le pire, l'irréparable ou l'inconnu.