Un véritable quiproquo a marqué le vernissage de l'exposition «Tropique du cancer» réunissant des artistes algériens et cubains à Dar Abdeltif. En effet, une partie des œuvres attendues n'étaient pas au rendez-vous, visiblement décrochées la veille pour cause de deuil national. L'artiste photographe Karim Abdessalem, initiateur du projet, avait annoncé la veille sur la page Facebook de l'événement le report du vernissage «par respect au deuil national» décrété suite au décès de Hocine Aït-Ahmed. Or, samedi matin, l'AARC a décidé de maintenir l'exposition et seules les œuvres de six artistes étaient encore accrochées à la villa Abdeltif, ce qui donnait l'impression d'une expo incomplète, voire maigre. La genèse du projet remonte à juin dernier lorsqu'un groupe d'artistes algériens se sont envolés pour Cuba à l'initiative du mécène et photographe Karim Abdessalem qui a imaginé un point culturel entre les deux pays partageant d'innombrables points communs, dont l'Histoire révolutionnaire omniprésente jusqu'à nos jours. L'expédition comptait donc les photographes, peintres et vidéastes Lola Khalfa, Samir Abchiche, Karim Tidafi, Halim Zenati, Tilleli Rahmoun et Souad Douibi ainsi que l'écrivain Djaoudet Guessouma et le chanteur Amazigh Kateb. Le voyage a duré dix jours entre La Havane et Trinidad où il était question de se remplir l'esprit d'images, d'odeurs, de sons et de sensations et de les décliner ensuite en tableaux, musiques et textes... Plus tard, trois artistes cubains : Edouardo Miguel Abella Torras, Rancano Vieites Ernesto Mateo et Barbara Coello sont venus à Alger en résidence de création qui a vu naître à son tour une série d'œuvres inspirées par la ville. Le tout est placé sous le signe «Tropique du cancer», un titre tout indiqué vu que ce fameux parallèle traverse l'Algérie et Cuba. Or, à la veille du vernissage, l'annonce du report puis du maintien de l'exposition ont considérablement perturbé l'événement : son parrain et principal financeur a en effet décidé de marquer le deuil du défunt leader historique Hocine Aït-Ahmed et l'Agence algérienne du rayonnement culturel (AARC), partenaire et hébergeur de l'expo, avait visiblement approuvé avant de se raviser samedi matin. Résultat : la moitié des œuvres ont été décrochées et certains artistes absents du vernissage. La photographe Lola Khalfa qu'on a découverte l'an dernier dans l'expo «Chawari3» était du voyage et Cuba semble avoir exalté son affection pour la technique de la superposition. Son esthétique spectrale prend possession des rues et des visages de la Havane pour en faire des tableaux en éternel mouvement où l'errance est de mise et où rien n'est définitivement installé dans l'espace-temps mais en proie à des convulsions et remous semblant gicler de l'intérieur des personnages. L'artiste est à fond dans la sublimation et ne veut guère se contenter de la façade physique de ce qu'elle regarde. Pour parvenir à percer la chair et à faire surgir l'intime, elle a donc décidé de brouiller, dédoubler ou malaxer les traits, bousculer les morphologies et chorégraphier les couleurs. Ce tourbillon entraîne naturellement le spectateur qui n'est plus face à des femmes et hommes déambulant dans des rues mal éclairées mais à des entités mercurielles et inaccessibles qui, pourtant, exercent un irrésistible magnétisme sur celui qui les regarde. C'est tout à fait le contraire avec les photos de Karim Tidafi qui braque son objectif sur des scènes ordinaires de la vie nocturne cubaine avec une attention particulière portée aux expressions corporelles et un souci de faire littéralement transpirer ces atmosphères moites et farnientes qui règnent en été sur l'île. Samir Abchiche, quant à lui, propose des portraits hauts en couleur mais paradoxalement teintés de mélancolie tant les visages et les corps semblent impuissants face à l'ennui, la précarité et le désœuvrement... Du côté des Cubains, Eduardo Torras élabore comme une chapelle algéroise où il a réuni ses impressions sur la capitale sous forme d'icônes où figurent justement des images «emblématiques» dont il crée parfois le parallèle avec celles dominant la représentation de sa ville natale. Ainsi, sous un coup de crayon quasiment schématique, l'on retrouve superposés Maqam Chahid et la place de la Révolution de la Havane ; mais l'artiste semble surtout subjugué par les signes extérieurs de religion à l'instar du voile et de la barbe auxquels il consacre six tableaux. Là encore, la similitude s'impose avec le pays de Castro où, malgré cinquante ans de communisme, la foi catholique imprègne encore fortement la société, même si pour l'aspect vestimentaire, les Cubaines sont l'antithèse même de «l'icône» féminine algérienne ! Se distinguant nettement du reste, le plasticien Ernesto Vieites propose une installation intitulée «L'ombre de l'air», une véritable ode onirique au corps féminin, faite à partir d'un rétroprojecteur transposant la fine silhouette d'une jeune femme dont la robe courte et les cheveux sont légèrement effleurés par la brise. Seul élément palpable de cette fresque imaginaire : une paire de chaussures rouges à talons qui finit de donner l'illusion d'une femme debout seule dans la salle étroite. La prouesse technique se voit ici rehaussée par une poétique vaporeuse qui donne au tableau des allures de songe à la fois inaccessible et très proche du spectateur... Enfin, on ne sait pas encore où et quand aura lieu l'exposition au complet. Lors de la conférence de presse tenue avant le vernissage, la responsable du département expo de l'AARC, Myriam Aït El Hara, a déclaré que «Tropique du cancer» sera de retour dans une semaine avec l'ensemble des artistes. Rien n'est moins sûr si l'on en croit l'initiateur et mécène du projet Karim Abdessalem qui a évoqué «une date indéterminée».