Cher lecteur, avez-vous déjà vécu l'expérience de «fumer» un livre ? Cela peut paraître absurde ou irréaliste, mais il ne vous en coûtera rien d'essayer. Et, pour en retirer le maximum de bénéfice, cédez sans hésitation à l'engourdissement voluptueux que procure l'étonnant roman de Fatma-Zohra Zamoum. Oui, il y a quelque chose de nouveau et de vrai dans ce livre. Quelque chose qui surprend et excite l'imagination. Comme si le roman s'adressait d'abord au ludique, cette activité libre qui permet aux enfants de s'exprimer spontanément. Avec un tel titre incitatif, construit par détournement de sens, l'on s'attend à un texte qui invite à jouer avec les mots. Jouer aussi avec des idées originales, voire délirantes... à partir d'un exercice en apparence sans aucun rapport avec la réalité (fumer des livres), c'est évidemment le cerveau qu'on encourage gentiment à quitter ses pantoufles pour laisser libre cours à une imagination débridée. Fatma-Zohra Zamoum intrigue et amuse le lecteur dès l'entame du récit : «Ma bibliothèque est étendue. Suffisamment étendue pour que je ne manque pas de tabac (...). J'ai compté mes livres et envisagé l'ordre de leur écoulement, ou, devrais-je dire, de leur transformation en fumée.» Une attaque pétillante. La mèche qui met le feu. Plus loin, elle détaille l'expérience «volatile» à laquelle elle s'adonne avec volupté : «Ranger des paquets de tabac sur des rayonnages de bibliothèque devenus disponibles puis les débiter. Fumer les mots et les pages comme des cigarettes. Absorption du livre par l'entreprise de la lecture même. Lire vraiment, non pas manger des livres ou les dévorer, comme on se plaît à dire, mais les fumer. Se laisser pénétrer par eux, non par digestion mais par inhalation. Tout le langage lié à la littérature l'associe à l'ingestion, mâcher, ruminer, dévorer, goûter, se délecter ; mais lire c'est autre chose, rien de physique, une atmosphère, un nuage, l'odeur du tabac peut-être.» Celui qui fume comme un sapeur a vite saisi le clin d'œil complice. Les volutes bleuâtres qui montent de sa cigarette (des pages de son livre ?) et s'évaporent sous son œil mi-clos font déjà voyager son imagination. Et pour qui sait ce qu'addiction à la lecture veut dire, l'invitation à cheminer imaginativement dans ce monde de fumée littéraire ne se refuse pas. Promesse de prose éthérée, de sensations aériennes et de jouissances nouvelles. La narratrice est formelle : «J'ai pour cela de vastes territoires et des pans entiers de la pensée humaine. Les respirer et en faire le motif même de mon existence, pour en être ou pour y être. Je ne sais ce qui naîtra de cela, peut-être juste un nuage de fumée, renouvelable au quotidien, et cela n'est déjà pas si mal.» Une marche sensitive à pratiquer pour le plaisir. Les amoureux des beaux textes, les épicuriens de la littérature ont compris le massage : Comment j'ai fumé tous mes livres est une chorégraphie de l'absurde, un ballet de masques où le son et le sens des mots sont portés et répercutés par la voix intérieure qui se cache derrière des écrans de fumée. «Mon histoire de tabac n'est pas uniquement celle d'un troc, c'est l'histoire des choses que l'on a aimées, des personnages qui nous ont émus, des mots qui ont résonné en nous pendant des années», résume la narratrice. Ici, il s'agit bien d'une histoire vivante et construite sous forme d'un long monologue. L'absence de dialogues surdimensionne l'intériorité de cette fumeuse de livres qui, au reste, semble indifférente à toute tentation narcissique. Parce qu'elle ne se prend pas la tête et a un regard décalé sur les êtres et les choses ? Un comportement de dilettante. «J'ai quitté mon travail, mes études, mon appartement et entrepris la vie clandestine que je mène aujourd'hui. Je commençais réellement une vie qui n'existe pas, l'époque où j'ai fumé mes livres», reconnaît-elle volontiers. La lucidité née d'une vie en marge. Ou, comme disait Albert Camus, «l'absurde, c'est la raison lucide qui constate ses limites». La narratrice n'a ni nom patronymique ni famille, vit seule à Paris. Seulement cette identité d'emprunt, occasionnelle : «Au téléphone, je m'appelle Danielle Dupont, les dirigeants de la société tiennent absolument à ce nom banal, car c'est le produit qui doit avoir une identité, pas le téléphoniste.» Une vie par procuration qui suscite interrogations, réflexions et nécessairement recherche de soi. C'est l'histoire d'une jeune femme cultivant les paradoxes. Par amour de la littérature, elle a quitté son métier d'attachée de presse en édition et s'est reconvertie dans la téléprospection. Son petit boulot de vendeuse d'assurance-vie par téléphone lui permet juste de survivre. Le reste de son temps, elle le consacre à lire, à tenter d'écrire un livre et à des aventures masculines sans conséquence. Dans le petit appartement glacial que lui a généreusement prêté un vieil émigré rentré au bled, elle a pour seule compagne une bibliothèque pleine de livres. Sa seule richesse et son plus grand amour. Elle a une autre passion : le tabac. Pour pouvoir s'offrir ses cigarettes, elle décide de sacrifier ses livres, périodiquement, auteur après auteur, genres et séries les uns après les autres. Elle les écoule chez un libraire lui aussi très connaisseur et un amoureux des livres. Résultat, une moitié de la semaine vécue comme employée téléphoniste et une autre moitié «consacrée à l'organisation de l'écoulement de mes livres et à ma vie végétale». Et toujours ce regard lucide sur sa personne, qui lui fait dire : «Je ne suis plus moi-même, c'est un fait. J'ai un nom qui n'est pas le mien dans un travail que je n'aime pas, j'habite dans les meubles d'un autre et je vends mes livres pour fumer. Je négocie mon amour pour la littérature comme on négocie son oxygène. Mes amants ne savent rien de moi, je suis effectivement la nièce du retraité algérien.» Pour se payer ses cigarettes, la narratrice a donc sacrifié «tout Jack London que j'ai lu et aimé adolescente», vendu «tout Camus sans avoir rien réglé des questions qu'il soulevait en moi», également écoulé les polars, Patricia Highsmith, Hemingway, Bachelard, Romain Gary, etc. Entre-temps, elle décide d'écrire un livre. Pour «dépasser sa propre banalité». Six mois après, «aucune histoire ne vient». La narratrice laisse faire le temps tout en relisant les livres qu'elle allait écouler. «En abordant l'été de la quatrième année de l'époque où j'ai fumé mes livres, j'ai retrouvé l'énergie nécessaire à la poursuite de mon roman», écrit-elle dans l'avant-dernier chapitre. Le manuscrit est enfin achevé. C'est l'épilogue : «Aujourd'hui j'ai fumé mon dernier livre. Ma bibliothèque était savoureuse, son odeur m'emplit encore (...) Le tabac ne me manquera plus car j'arrête de fumer aujourd'hui (...). Deux mille neuf cent vingt-trois livres partis en fumée, mais quelle fumée ! Celle des mots, des sentiments et d'une intériorité que rien ne saurait rendre papable, sinon ces exhalaisons. L'invisible rendu visible (...). Je suis heureuse d'avoir tant fumé.» Le lecteur a compris que cette histoire (un presque roman, car le livre n'est pas construit sur une intrigue) est une parabole sur la littérature et sur la vanité des possessions livresques : «Les bibliothèques sont virtuelles, elles le sont toutes, leur part réelle n'est qu'illusion, les livres s'échappent dès qu'ils sont fermés, ils s'échappent dès que l'on tourne une page, dès qu'ils sont placés à côté d'autres ; ils s'échappent dès qu'on les lit. La réalité de leur présence n'est qu'un leurre, ils ne nous appartiennent pas et on ne les possède jamais.» Une autre illusion qui part en fumée... Le livre de Fatma-Zohra Zamoum est pourtant coriace, il ne passe pas facilement à l'état de vapeur. Il laisse quelque chose en nous à la fin de la lecture, rien que parce qu'il bouscule les formes d'écriture et certaines conventions sociales. Un roman sur la vie, l'amour et un hymne à la littérature. à aspirer par bouffées, pour bien se délecter. Hocine Tamou ........... Fatma-Zohra Zamoum, Comment j'ai fumé tous mes livres, Chihab éditions, Alger 2015,