Sans fracas, l'une des rares voix qui défièrent les limites des quatre octaves s'est éteinte dans la soirée de mercredi à l'hôpital parisien Georges-Pompidou. Hadj Mohamed-Tahar Fergani s'en est allé donc à l'âge de 88 ans, et c'est tout Constantine qui est orphelin suite à sa disparition, car, plus jamais, le Vieux Rocher et ses majestueuses gorges ne résonneront de ses tonalités apprises au quart de note, soixante-dix ans durant. Sa virtuosité qui propulsa le malouf constantinois au rang d'école incontournable et à un registre de musique savante au lieu de mélodies populaires citadines n'a d'égale que son propre souffle qu'il imprégna au genre et qui lui vaudra le titre de maître incontesté du malouf. Lui, qui s'initia dans un premier temps au hawzi auprès de son père Baba Hamou, d'abord au F'hel (petite flûte) et puis au Ney avec Cheikh Maâmar Benmalek avant de rejoindre à l'âge de 25 ans le groupe des chioukhas (maîtres) qui regroupait l'élite de l'époque. Les mélomanes comme le monde de la musique doivent incontestablement la démocratisation du malouf dès le début des années soixante à l'inimitable interprète d'El Boughi, Dhalma et Salah Bey. Une musique demeurée cloîtrée jusque-là, dans les «foundok» et autres cercles fermés. Conseillé par ses deux principaux maîtres, Cheikh Hassouna Amin Khodja et Cheikh Baba Abeid, Mohamed-Tahar Fergani qui a expérimenté dans un premier temps ses dons, dans la musique orientale au sein de l'association Toulou El Fajr (l'aurore) interprétant subliminalement les répertoires des ténors égyptiens de l'époque, notamment Oum Kaltoum et Mohamed Abdelwahab empruntera le chemin du hawzi. Très vite, il parvient à maîtriser les répertoires des trois écoles de la musique arabo-andalouse, à savoir la sanaâ algéroise, le gharnati tlemcénien et le malouf constantinois, peaufinant son propre genre au contact d'autres sommités telles que Dahmane Benachour et Abdelkrim Dali. «Son sens mélodique aigu, son génie sans pareil dans l'improvisation, la richesse de son style, sa virtuosité dans le maniement du violon, tenu à la verticale, et son audace à dépasser ses limites ont fait école et, pour lui, c'est la plus belle des récompenses pour une aussi longue carrière», lit-on à son propos. Le gaucher au coup d'archet magique et dont il est le seul à avoir le secret était aussi un polyinstrumentiste hors pair alors que sa voix chaude et vigoureuse est inimitable. Digne héritier de son père Baba Hamou, il initia fils et petits fils à son art et constitua une authentique famille d'artistes. Un art devenu patrimoine national tant il est vrai que l'aura de Hadj Mohamed-Tahar Fergani transcendera les frontières et l'intronisera en tant qu'artiste incontournable des grands rendez-vous culturels au niveau national et/ou pour représenter l'Algérie à l'extérieur, récoltant les consécrations et les hommages les plus cordiaux, là où il passe. Et d'hommages, ceux des milliers de personnes qui l'ont accompagné hier à sa dernière demeure étaient les plus significatifs. Artistes des quatre coins du pays, hommes politiques dont le Premier ministre Abdelmalek Sellal et son ministre de la Culture Azzedine Mihoubi qui a prononcé l'oraison funèbre, hauts responsables et surtout des marées de citoyens représentant toutes les strates de la société ont tenu à jeter un dernier regard sur la dépouille du défunt à la maison de la culture Malek-Haddad et ensuite de l'accompagner au cimetière central de la ville de Constantine dans une ambiance empreinte d'affliction et de recueillement. Constantine éplorée aujourd'hui par la perte de son enfant prodige qui l'a tant chantée et dignement représentée hier.