Par Belaïd Mokhtar, un lecteur Hamid n'aimait pas son beau-père. Ayant perdu son papa très tôt, sa mère a refait sa vie avec un homme colérique, autoritaire et violent, et son punching-ball favori était le pauvre orphelin. Et lorsque sa mère essayait d'intervenir, elle subissait le même sort. Il passa toute son adolescence sous le joug de ce bourreau qui le terrorisait. Il n'a pas pu suivre une scolarité normale et quitta assez jeune les bancs de l'école. Devenu oisif, en cachette de son tortionnaire, il passait le plus clair de son temps à jouer aux cartes avec ses copains dans les cafés des quartiers avoisinants. Il devint vite un «virtuose» et tous les joueurs se battent pour l'avoir comme partenaire s'ils ne souhaitaient pas perdre et payer les consommations qui étaient l'enjeu de la partie. Adulte, il put décrocher un emploi au sein d'une usine de textile et durant les soirées de Ramadhan, la cantine se transformait en salle de jeux, dominos, belote, rami et autres. Bien sûr il était interdit de miser sur de l'argent. Ils jouaient pour des tablettes de chocolat. C'est pendant ces périodes qu'il s'est fait une réputation de grand joueur de poker. Il ne rentrait jamais chez lui sans la friandise. Il lui arrivait même d'en revendre tellement ses placards en étaient pleins. L'arrivée d'un nouveau haut fonctionnaire dans la ville, qui n'était autre qu'un ancien compagnon de cellule de son beau-père, va lui permettre d'avoir l'aisance financière. Celui qui le tabassait sans motif, avec l'âge et regrettant ses ignobles agissements, voulut à tout prix se racheter. Par l'intermédiaire de cet ami de galère, il réussit la prouesse de décrocher un local commercial en plein centre-ville, un appartement ainsi qu'un véhicule de transport de marchandises flambant neuf à son ancien souffre-douleur. Fini donc le carton de pointage et le salaire de misère. Du jour au lendemain, le voilà patron de sa propre épicerie, bien achalandée et bien située. Et, cerise sur le gâteau, l'ouverture de son commerce coïncidait avec la période des pénuries de produits de première nécessité ; huile, beurre, semoule, café étaient vendus sous cape. C'était le temps des vaches maigres en Algérie. Il n'avait aucun problème à écouler sa marchandise. Il fallait mettre le prix et montrer patte blanche pour être servi. Sa plus grosse recette, il la faisait sur le lait. La crise sur ce vital breuvage lui permit de s'enrichir. Tous les matins, il se rendait chez un fournisseur à une vingtaine de kilomètres de la ville et chargeait son véhicule à ras bord de plusieurs dizaines de caisses. De retour sur son lieu de vente, il trouvait une longue file de personnes des deux sexes et de tous les âges qui attendait sa venue comme celle d'un mécène. La totalité des sachets était vendue en quelques minutes. Contrairement à son beau-père, Hamid avait un cœur en or. Sa famille, ses amis et même ceux qu'ils connaissaient à peine profitaient de ses largesses. Il leur livrait à domicile toutes les denrées rares. Il avait l'estime de tous. On peut dire que Hamid avait réussi : un foyer heureux, un appartement gratuit et un commerce florissant. Sa table était toujours bien garnie, il ne manquait de rien. La belle vie, quoi ! Un jour, alors qu'il se trouvait au marché accompagné de sa petite fille, il voulut acheter un gros poisson. L'enfant le tira par la manche et lui chuchota à l'oreille : «Non papa, non, n'achète plus s'il te plaît, maman n'a plus de place au frigo ni au congélateur !» Il était aussi l'un des premiers de la ville à pouvoir capter les chaînes de télé étrangères. Il invitait ses amis qui n'avaient pas les moyens de se permettre un tel luxe chez lui pour suivre les programmes étrangers. Somme toute, il pouvait se permettre tout ce qu'il désirait. Et c'est là que les démons du jeu qui sommeillaient en lui vont se réveiller. Durant le mois de Ramadhan, sur les hauteurs de la vieille ville, un restaurant organisait des parties de poker. Les mises n'étaient plus des tablettes de chocolat mais de grosses sommes d'argent et les joueurs n'étaient plus de simples employés d'une petite usine, mais de véritables professionnels qui manipulent les cartes avec une incroyable dextérité. En plus, ils avaient le don de plumer n'importe quel pigeon qui aurait la malheureuse idée de tenter sa chance à leur table. C'est dans ce guêpier que Hamid mit les pieds. Lui qui n'était jusque-là confronté qu'à de petits amateurs a voulu entrer dans la cour des grands. Afin de bien l'appâter, la première semaine, ces arnaqueurs expérimentés lui firent gagner plusieurs parties. En fin de soirée, il rentrait à la maison les poches pleines à craquer. Ses amis devant lesquels il se vantait lui conseillèrent de se méfier. Ils connaissaient la réputation de ses adversaires, mais il n'écoutait plus personne, attiré par le gain facile. La deuxième semaine du mois sacré allait être néfaste pour celui qui se considérait déjà comme un pro. Toutes les sommes gagnées furent récupérées par ses partenaires. Pour faire face à ces as, il dut puiser dans ses économies. Ces dernières ne suffisaient plus. il vida tous ses comptes. Puis il racla son fond de commerce. Les étagères commencèrent à se vider sans espoir d'être remplies de nouveau. Le véhicule utilitaire qui ne transportait plus rien fut bradé. Deux de ses meilleurs amis, Djelloul et Mokhtar, décidèrent d'aller le voir pour le raisonner et mettre un terme à cette hémorragie financière. Ils furent mal reçus. Il les enverra paître, en leur prétextant qu'ils étaient jaloux de la fortune qu'il va se faire grâce au poker. Il finit par vendre son local commercial après avoir payé ses dettes, il lui restait juste de quoi s'acheter une vieille voiture. Pour sauver la face, il racontait partout que le métier de chauffeur de taxi l'avait toujours intéressé. Mais personne n'était dupe. Après cette fulgurante ruine, tout le monde s'attendait à ce qu'il réagisse et arrête le jeu. Mais il en était devenu addict. C'était sa drogue. Lui, le bienfaiteur, l'homme serviable, le gentil, croulait sous les dettes. Amis, famille et simples connaissances vont être sollicités pour des prêts sans aucun espoir de les rembourser. A chaque fois, il avait sa petite combine pour soutirer de l'argent à ses victimes, tout le monde lui faisait confiance, il a réussi la prouesse de rouler les plus grands radins de son entourage. Ces derniers ignoraient bien sûr tout de sa situation financière. Aujourd'hui, personne ne sait s'il s'est assagi ou s'il continue à distribuer des cartes dans des tripots clandestins à l'insu des membres de sa famille et de ses amis. Une chose est sûre, il a gardé l'estime de nous tous pour les services qu'il nous a rendus du temps où il jouait uniquement pour le plaisir.