Fatima était parmi les seules secrétaires femmes, pour ne pas dire la seule, de son époque et de sa génération, durant les années 70. Elle était élégante, active, dynamique et très serviable. Son seul défaut, elle n'a pas été gâtée par la nature. Elle maîtrisait parfaitement le français. En effet, elle rédigeait, parlait, répondait au téléphone en utilisant la langue de Voltaire, ce qui attisait la jalousie de tout son entourage et même des membres de sa grande famille. Les jeunes oisifs de son quartier souhaitaient son aide pour la rédaction des demandes d'emploi, chose qu'elle faisait avec un grand plaisir en utilisant avec doigté la machine à écrire de l'administration où elle exerçait dans la ville de Tissemsilt. Elle était fille unique et vivait avec sa vieille mère dans un studio qu'elle louait à prix fort. Son seul défaut, un physique plutôt repoussant. D'ailleurs, on n'a pas hésité à lui trouver un sobriquet, Taâta (le caméléon en arabe), à cause de sa tête un peu allongée, qui ressemblait à celle de cet animal. C'était là leur point d'accrochage. De la même façon qu'un escaladeur s'accroche aux prises de la paroi pour progresser, les pervers se servent des failles de l'autre. Ils ont une intuition très grande de ses points faibles, de là où il pourrait avoir mal, être blessé. Cette faille était justement ce qu'elle refusait de voir en elle-même. Là où elle passait, on se moquait d'elle, on lui criait dans son dos : «Taâta ! taâta !» Elle n'a jamais répondu aux provocations qui lui venaient de toutes parts et continuait à mener sa vie le plus normalement du monde. Bien au contraire, sans être rancunière, elle rendait service à tout le monde, sans distinction aucune. Eh oui, la personne de bien ne connaît jamais de haine, elle pardonne même au méchant qui la maltraite. Elle avait un cœur avec un trop-plein de générosité et d'amour envers autrui. Un jour, elle reconnut Tahar, un jeune de son quartier qui suppliait l'agent chargé de la réception des dossiers de demande de logements sociaux. «Non ! Je n'accepte pas ton dossier car il te manque la résidence», lui dit l'agent. «Accepte-le et je te la ramènerai le plus vite possible», lui répondit Tahar. L'agent était intransigeant mais finit par retenir son dossier suite à l'intervention de Fatima. Tahar la remercia et sortit de l'institution tout heureux. A midi, en sortant de son travail, elle passait juste à côté d'un groupe de jeunes adossés à un mur et dès qu'ils la virent, comme d'habitude, ils la narguèrent. En se retournant, elle reconnut Tahar parmi eux, qui, en croisant son regard, rougit et baissa la tête. Eh oui, la moquerie est souvent indigence d'esprit ! Même lors des fêtes familiales, elle était la risée de tous les convives qui murmuraient et chuchotaient en riant et elle savait pertinemment que c'était d'elle qu'ils parlaient. Elle n'arrivait pas à comprendre tout cet acharnement sur sa personne, elle qui ne leur a rien fait. Son seul tort est qu'elle était laide ! «Taâta ! Taâta ! Taâta !...» Ce surnom faisait l'effet d'un court-circuit électrique dans sa tête et ça lui faisait mal, très mal. Souvent elle quittait la fête rapidement. Pour affronter tout cela, Fatima commença à prendre ses distances de tout ce monde cruel, et se sentit de plus en plus seule et isolée malgré le soutien moral de sa mère qui souffrait elle aussi en voyant sa propre fille harcelée. «Ne prête pas attention à leurs dires ma fille, c'est de la pure jalousie, ils finiront par se lasser un jour et se taire», ne cessait de lui répéter sa maman qui était la seule personne à l'aimer et à la défendre. Fatima a beau résister mais finit par craquer. Elle prit un congé de longue durée. Elle se renferma sur elle-même et sombra dans une déprime qui allait la mener droit vers une dépression. C'était la descente aux abîmes de la folie. Actuellement, elle est sous antidépresseurs et ne sort jamais de chez elle. Elle a énormément grossi, vit dans un mutisme total et les rares moments où elle sort, en compagnie de sa maman, c'est pour une nouvelle consultation psychiatrique. Désormais, personne ne lui prête attention, elle passe inaperçue. Les quelques personnes qui la reconnaissent s'apitoient par hypocrisie sur son sort.