Carnet de voyage canadien d'Arezki Metref Comme convenu la veille, Yakouta passe me prendre. Elle est accompagnée de Kader, le beau-frère. - On a mis à peine 10 mn. Montréal, ce n'est pas compliqué. C'est si géométrique qu'avec l'adresse complète tu t'y repères facilement. - Finalement, on habite juste à côté, remarque Yakouta. Je prends place dans la voiture conduite par Kader que je rencontre pour la première fois. - Où est-ce qu'on peut prendre un café ? questionné-je - Le plus proche, précise Kader, c'est aux Galeries d'Anjou. Je suis à Montréal depuis 6 jours et c'est déjà la troisième fois que je me rends dans cette galerie commerciale. J'y retournerai plus tard pour acheter une puce pour mon téléphone. Tiens, tant que j'y pense, je m'étais promis de régler rapidement cette question et au 6e jour, je réalise que ce n'est toujours pas fait ! Dans la voiture, Kader raconte qu'il vient du Koweït. Il y a passé plusieurs années à tenter de s'installer dans un emploi correspondant à ses diplômes d'ingénieur, pour finalement s'apercevoir que les cadres algériens étaient déconsidérés et mal payés. - Pour y être bien reçu, mieux vaut être américain qu'algérien, ironise-t-il. A diplôme égal, les Américains peuvent gagner jusqu'à 300 000 dollars par an. Il leur suffit de travailler une année pour se payer la maison de leur retraite en Floride. Puis on en arrive au rituel des premiers pas dans l'immigration au Canada. Comme je l'entendrai fréquemment chez mes interlocuteurs, s'égrène le parcours fléché de l'aspirant immigrant, chaque récit reste singulier. Kader, lui, a effectué les démarches nécessaires en vue de trouver un boulot qui corresponde à ses compétences. Il n'a jamais voulu exercer les jobs auxquels sont voués ici la majorité des Algériens. On s'installe dans un café de cette galerie assez luxueuse, du moins confinée. - Tu es arrivée quand? demandé-je à Yakouta. Je me souviens que plusieurs mois auparavant, elle avait évoqué ce voyage comme une perspective lointaine. L'avenir déboule visiblement bien plus tôt qu'on ne l'attend. Elle me répond qu'elle est arrivée il y a trois semaines et qu'elle est aujourd'hui sur le départ. Le prix du billet a siphonné toutes ses économies. - C'est pour ça, ajoute-t-elle en riant, que je tiens à amortir le prix du voyage. - Tu t'es beaucoup baladée alors, lui rétorqué-je - Oui, pas mal. Dernière étape, Ottawa samedi prochain. Ça tilte dans ma tête. Moi aussi je dois aller à Ottawa samedi ! Il est convenu que mon ami Hamza Debbagh vienne me chercher en voiture. - Alors qu'est-ce que tu as fait jusqu'à présent ? demandé-je à Yakouta. - J'ai eu la trouille de ma vie ! s'exclame-t-elle - Ah oui ? Comment ça ? Elle raconte : - Nous sommes allés à Niagara, une ville libre de taxes, pour voir les fameuses chutes. Chaque fois que j'entends ce nom, s'impose à moi l'image subliminale de Marilyn Monroe sous les chutes dans Niagara, le film noir d'Henry Hathaway, Mais là encore, en dépit de l'insistance de mes amis, je ne pourrai m'y rendre, et les chutes tout comme Marilyn resteront un fantasme provisoirement pour l'un, et définitivement pour l'autre. Yakouta poursuit : - A un moment, Kader se goure de route, et nous voilà en territoire américain. Deux flics se dirigent vers nous. Un homme et une femme. «Give me your ID»(1), nous intime la femme.» Le problème, hormis le fait que je n'avais pas de visa pour les Etats-Unis, c'est que je n'avais même pas mon passeport sur moi. «Where are you from ?» (2) Kader répond : «We are from Algeria» L'agent répète : «You are from Nigeria ?» «No, rectifie Kader, from Algeria» Yakouta m'explique qu'ensuite la policière les somma de se garer, puis de descendre du véhicule avant de la suivre jusqu'au deuxième étage d'un immeuble. Yakouta commença à sérieusement baliser. Les autres occupants de la voiture, Cahina et Kader, possédaient tous au moins une carte de résident au Canada. Tous sauf Yakouta qui n'avait aucun papier sur elle ! Kader leur expliqua en anglais la situation. Yakouta vivait en Algérie. Elle était venue rendre visite à sa famille à Montréal. Partis pour la journée visiter les chutes du Niagara, ils s'étaient égarés et s'étaient retrouvés côté USA. Voilà tout. La question était de savoir si ces explications suffiraient à convaincre la police des frontières, rodée au contrôle de l'immigration, de la bonne foi des contrevenants. - L'autre flic m'a tendu un stylo et un papier, poursuit Yakouta, et m'a demandé d'écrire ma date de naissance. Je lui ai rendu le papier avec le renseignement en essayant de maîtriser ma panique. Au vrai, j'anticipai malgré moi la suite des événements telle que je l'imaginais à travers ce que j'avais pu voir dans les films américains. Je me voyais menottée entre deux colosses en uniforme. Tandis que le flic consultait son ordinateur, l'anxiété de Yakouta ne faisait que croître. Le policier se tourna vers elle, lui fit un clin d'œil complice : - You are free, lui dit-il - J'étais libre, reprit Yakouta. Je n'avais pas l'impression d'être libre mais d'avoir été libérée. Yakouta, dont je découvre à la faveur du récit de son interpellation à Niagara le goût de conteuse, me raconte ensuite son voyage épique Alger-Montréal sur Air Algérie. La présence à bord d'un groupe d'enfants braillards et agités avait transformé l'appareil en crèche volante, de quoi pousser certains passagers à la crise de nerfs ; autrement dit, «péter une coche», comme diraient nos amis québécois. A un moment, je dois presser Kader, notre grand timonier, de rentrer chez Ali afin que je puisse récupérer les clefs. Pour Ali, c'était un grand jour, celui de la première rentrée scolaire de son fils, et il était prévu qu'il l'accompagne. J'avais donc un créneau très étroit entre son retour de l'école et le moment où il devait retourner au travail. Soit à peu près un quart d'heure entre 12h30 et 12h45. Arrivé à Saint-Michel, point d'Ali ! Sans doute y avait-il eu un malentendu quelque part. Je tente de le joindre sur mon téléphone à puce étrangère, sans succès. Je poireaute une dizaine de minutes persuadé que ce retard ne peut qu'avoir un motif sérieux car Ali est d'ordinaire un garçon ponctuel. La canicule finit par me pousser à décamper. Le refuge idoine en la circonstance, c'est le McDonald's, à l'angle de la rue Viau et de la rue Jean-Talon, devenu mon QG par défaut. Pas de quoi se plaindre, tout au contraire. Clim, wifi, Coca à gogo, c'est la vie de château. Le hic c'est que pour s'y rendre à pied, il te faut crapahuter au moins pendant plus d'une demi-heure dans la chaleur lisse de cette rue qui mérite bien son surnom de Petit Maghreb. Pour passer le temps, je m'amuse à actualiser les enseignes. Voilà «La Table fleurie d'Algérie», le «Café du 5 juillet» aux couleurs algériennes ! Voilà le coiffeur «Chez Ferhat», l'opticien «Chez Ferhat» ! Voilà des boucheries hallal à gogo, des bazars orientaux ! Voilà des jeunes mecs tirant sur leur clope devant un nass-nass patient en traitant de cave l'humanité entière ! Et voilà — hasard des hasards —, au moins deux femmes voilées tirant des poussettes de jumeaux, enceintes jusqu'aux yeux. Un ami excédé, me dira : - C'est pour les alloc ! Et il ajoute, parlant des jeunes Algériens de Jean-Talon, que certains n'ont même pas d'adresse, qu'ils touchent les aides sociales, travaillent au noir et dorment à la mosquée. Et qu'ils économisent ici pour se construire des palais au bled. J'arrive au McDonald's avec la ferme intention de me faire un sandwich mexicain, un burrito, en souvenir ému de ma virée californienne un an plus tôt. Ce n'est pas exactement le même que celui que j'avais mangé à Salinas, ville natale de Steinbeck, mais franchement ce n'est pas mauvais. Me voici donc au McDonald's. La fraîcheur me convient plutôt agréablement même si je suis loin d'être un fan de la clim. La dernière fois que j'étais venu ici, j'avais surpris une discussion en pur québécois. Aujourd'hui, je suis encore plus chanceux. A la table voisine, un adolescent très brun s'adresse à une dame âgée très blonde, platine, dans une langue faite d'arabe marocain, de français québécois et d'anglais américain. Il lui narre son voyage au Maroc agrémenté d'éléments sociologiques. Le plus marrant, c'est que je comprends tout. Je profite de la wifi du fastfood pour donner des coups de fil par Viber. J'appelle comme nous l'avions convenu Rabah Kadache. Rabah est un jeune universitaire de Beni Yenni que j'ai rencontré à Paris dans les années 1990. Diplômé en lettres, il a étudié très minutieusement l'œuvre de Mouloud Mammeri. Il a longtemps galéré à Paris sans jamais pouvoir intégrer l'Education nationale pour des raisons de frilosité paperassière de la part de l'administration française. Arrivé à Montréal, en revanche, il intégra aisément l'enseignement où il acquit très vite l'excellence. Viber, je disais. Pas de réponse. Il me rappellera à la pause pour me dire qu'il passera me récupérer vers 16h, après son boulot. J'ai 1h30 à deux heures à tirer. Pas question de sortir sous cette chape de chaleur. Je suis traversé malgré moi par des fragments de conversations disparates. Et je constate la force littéraire des bribes de paroles captées au vol. J'ai toujours pensé qu'à partir de ces fragments de conversations apparemment décousues, on pouvait construire des histoires éperonnées par l'imagination. Dans un bistrot parisien, j'avais un jour surpris l'interview d'une romancière qui expliquait comment elle avait échafaudé son roman à partir d'une lettre lancée depuis une cellule de la prison de La Santé qui avait atterri à ses pieds. Elle longeait le mur d'enceinte de la prison lorsqu'elle buta sur l'objet attaché à une pierre. Sur l'enveloppe était écrit : «Qui que vous soyez, envoyez, s'il vous plaît, cette lettre à l'adresse y figurant.» L'adresse était celle d'une femme. Il n'en fallut pas plus à la romancière pour imaginer la raison pour laquelle l'homme croupissait en prison comme elle imagina la joie de la destinataire de recevoir des nouvelles de son amoureux. Dans ce McDo, je saisis donc au vol des bribes qui me semblent familières car ce sont des histoires d'immigration, de rapport avec le pays natal, d'adaptation au vécu canadien et toutes ces choses qui concernent le fait qu'on se convainc d'être de partout alors que souvent, on n'est de nulle part. Après son boulot, Rabah Kadache survient. Je ne l'avais pas revu depuis Paris. Il est arrivé ici en 2001, peu après mon passage de l'époque. -On va prendre un pot dans une enseigne typiquement canadienne, me dit-il. Dix minutes de bagnole après quoi, on se gare dans un parking gris, face à un établissement carré qui, de loin, ressemble à un entrepôt. C'est une cafétéria de la chaine Tim Hortons. A l'intérieur, l'espace est saisissant. Une sorte de supermarché du fast-food. - Que veux-tu prendre? me demande Rabah déjà positionné dans la chaîne. - Non, rien, répondis-je, saturé du café du McDo où je venais de passer 2 à 3 heures. Rabah insiste à l'algérienne. Et cette insistance lui redonne ipso facto l'accent kabyle qui n'apparaît pas autrement. Je transige sur un café. Mais plus Kabyle que jamais, Rabah revient à la charge : - Et tu manges quoi ? Je mange quoi ? Ben !... Rien ! Il insiste encore un instant, mais là, je ne cède plus. On s'installe et on devise. De tout et de rien. Rabah est un garçon à l'humour tendrement acide. Il possède un sens de l'observation précis, surtout quand il s'agit des idées et des combats qu'il fait siens. Il n'arrive pas, me confie-t-il, à voir se réduire le combat pour la culture berbère à des slogans ronflants mais d'où toute culture est bannie. Je reviens sur son arrivée, ici. - Ecoute, j'ai débarqué en mai 2001, et en juin, j'ai obtenu le permis d'enseigner, sans aucune condition. C'est impensable en France ! Comme il est dans l'enseignement, il a une vue splendide sur les enfants d'immigrants. Les adolescents s'adaptent bien, me dit-il, mieux que les adultes. - Une fille m'a dit : en France, il y a les Beurettes, et ici nous sommes les Erablettes. Je dois passer retrouver Noureddine Belhocine chez notre ami Kamel I., convalescent. - Je comptais t'emmener dîner dans un restaurant kabyle, me dit Rabah. - Ecoute, si ce n'est pas trop compliqué tu me déposes chez Kamel, puis tu me récupères après. Si c'est casse-tête, on reporte. - Ici, rien n'est compliqué, tranche Rabah. Je retrouve Nourredine chez Kamel. On s'installe dans le jardin. Kamel, je l'avais revu à Alger au quarantième jour du décès de notre grand ami commun, Dahmane Triki. Installé à Montréal depuis le milieu des années 1990, il a connu, comme Nourreddine, une belle intégration professionnelle. Mais là, et comme nous l'avons toujours fait aussi loin que je m'en souvienne, nous nous tapons une bonne partie de rigolade. Et quand Nourredine et Kamel se mettent à rire, l'un à ta gauche et l'autre à ta droite, c'est du délire en stéréo. Au fond, la bonne humeur, ça vaccine contre les avanies de l'âge. En entendant mes copains rire à la magnitude 9 sur l'échelle de Richter, je revois les temps de l'innocence. Non, rien de dramatique ne s'est passé dans nos vies. Un rire et tout redevient comme avant. Rabah revient me récupérer. - On va dîner au Tamaris, le restaurant de notre ami Omar, sur Jean-Talon. Je m'attendais à un truc couscous royal arrosé de la yal musique de Takfarinas ou des reprises à l'huile d'olive kabyle de Hamidou. Mais Rabah m'apprend que le restaurant a pris un autre statut. Il est plutôt pas mal fréquenté par des Canadiens qui ont connu l'Algérie. Omar vient nous saluer. Il est arrivé, lui aussi, dans les années 1990. Au début, comme tout un chacun, il a tiré le diable par la queue, puis, tenace, il a fini par ouvrir cet établissement. Et ça marche plutôt bien. A. M. 1) Vos papiers !