Loin est le temps où l'on savourait un bon café en grain fraîchement torréfié à la manière artisanale, un chocolat au lait succulent ou tout simplement un thé à la menthe fraîche chez aâmi Sataoui. Eh oui, c'est de lui que je vais vous parler car ce personnage a marqué l'histoire de plusieurs générations de la région de Tissemsilt. Une heure du matin, quelle que soit la saison, il était déjà derrière le comptoir de son café, en plein centre-ville, en train de préparer les boissons (café, thé, lait...) avant même que Abed, le serveur, et le garçon qui faisait la plonge n'arrivent. Manipulant avec doigté ses grandes cafetières émaillées, aâmi Sataoui attendait avec plaisir ses clients lève-tôt ! C'était un homme pas très grand de taille, calme et pas trop bavard, il s'habillait toujours de la même façon : un turban sur la tête, une montre pendentif dissimulée dans la petite poche de son gilet et son pantalon traditionnel (ou seroual loubia) avec de grandes poches. Il déployait souvent un ample mouchoir et se mouchait avec grand bruit, ce qui lui donnait un style atypique. Un visage osseux et un regard toujours préoccupé, mais qui reflétait sincérité et honnêteté. Généreux, charitable et sage, il mettait beaucoup de cœur et d'intérêt à l'ouvrage. Lamine Merbah, le réalisateur du film Béni Hendel (Les déracinés) qui raconte un épisode de l'histoire de l'Algérie de la fin du XIXe siècle, dans les monts de l'Ouarsenis, avec l'irréversible processus de dépossession des paysans algériens de leurs terres par la colonisation, ne pouvait trouver mieux que lui pour endosser le rôle du cafetier de l'époque, en train de servir ses clients. Ainsi son image s'est immortalisée avec une séquence de ce film. Qu'ils soient voyageurs ayant pris rendez-vous avec un chauffeur de taxi, commerçants ambulants, maquignons se dirigeant vers un marché hebdomadaire ou tout simplement des couche-tard ou lève-tôt, tous passaient chez aâmi Sataoui. Comme si c'était un lieu sacré et incontournable. Le regretté n'avait jamais inquiété un fauché ayant pris une boisson, ni chassé un SDF ou un malade mental de son café, bien au contraire, dès qu'ils s'attablaient ils étaient servis comme des clients ordinaires et utilisaient même les toilettes de son établissement. Il leur offrait un peu de convivialité et beaucoup de chaleur. Même les internes du CEM Mouloud- Feraoun, le seul collège de l'époque, esquivaient leur dortoir tôt le matin, achetaient une baguette de pain de chez El Hadj El Meknassi, une autre icône de la ville, juste en face, et demandaient un chocolat bien chaud à aâmi Sataoui. Selon certains d'entre-eux : «on ne pouvait pas tenir toute la journée le ventre creux n'était ce passage matinal chez aâmi Sataoui.» El Meknassi, le boulanger, lui ressemblait énormément, je ne dirais pas comme deux gouttes d'eau mais ils avaient beaucoup de points communs : une forte personnalité, de la bonté et surtout de la générosité à en revendre. Cette paire a marqué la vie de tous ceux qui ont vécu leur époque, ils s'en souviennent comme si cela datait d'hier. Le voir en action était un régal. En effet, la préparation du thé pour aâmi Sataoui était un véritable rituel ! Une fois l'eau bouillie, il mettait du thé, ajoutait de la menthe fraîche et du sucre et laissait infuser le tout. Après un certain temps, il se servait pour goûter et vérifier, au besoin plusieurs fois, si les doses étaient bonnes. Il rajoutait du sucre s'il le fallait tout en reversant dans la théière ce qui restait dans le verre utilisé. Il remuait avec une grande cuillère ou transvasait quelques verres pour éviter que le sucre ne se dépose au fond de la théière. Lorsque la boisson était jugée prête, il la servait. Il versait en tenant d'une main la théière surélevée pour aérer le thé. On prenait un plaisir à voir se constituer, à la surface des verres, une mousse onctueuse dont seul lui avait le secret. Son métier était riche en contacts humains. Il lui arrivait souvent de partager une table de ses clients quand ces derniers le lui demandaient pour un simple conseil ou un témoignage. Il se montrait avenant, mais souvent il restait en retrait lorsque la situation l'exigeait et n'intervenait jamais dans la discussion. Il n'a jamais été importuné par qui que ce soit, car toutes les catégories de personnes faisaient une halte chez lui. Il ne leur refusait rien même pas un petit verre d'eau fraîche qu'il leur offrait avec plaisir. Ce qui est certain c'est que chaque Vialarois a goûté au moins une fois dans sa vie au délicieux chocolat préparé par «el qahwaji», comme aiment à l'appeler certains, ou à un verre de thé à la menthe fraîche. Cependant, un jour, des agents de la direction du commerce débarquèrent dans son café pour un simple contrôle de routine et lui demandèrent de changer les tables et les chaises, car soi-disant usées et sales. C'est à ce moment-là qu'est née sa célèbre phrase culte en guise de réponse et qui est restée gravée dans la mémoire de tous les habitants de la ville : «badlouli el ghachi nbadalalkom tablat wa el krassi» (changez-moi les clients, je vous changerai les tables et les chaises) ! Actuellement dès qu'on évoque le regretté, on se rappelle tout de suite de cette célèbre phrase. Malheureusement, après sa mort, le café ferma ses portes et ne trouva ni preneur ni relève car aâmi Sataoui n'avait pas d'enfants. Il est dans un état délabré et abandonné. En passant à côté de ce qu'il en reste, beaucoup de souvenirs ressuscitent chez ceux qui le fréquentaient. On a l'impression qu'il gémit, qu'il souffre et qu'il nous interpelle.