Ces derniers temps, nous avons assisté à des polémiques autour de textes d'hommes politiques et du pamphlet Les contrebandiers de l'Histoire de Rachid Boudjedra. Ah la bonne nouvelle ! Sommes-nous en train d'entrer dans l'ère de la confrontation des idées avec le verbe et la mise à l'écart de la violence infantilisante cuisinée au dogme et à l'insulte. Il faudrait rappeler à «nos» politiques que la magie du verbe donne des fruits quand elle est le reflet d'idées claires traduites en projet cohérent et que leurs prometteurs aient derrière eux non pas des casseroles mais des forces organisées. Sinon inutile de s'agiter, il faut plutôt se souvenir de la fameuse moquerie de Staline sur les paroles incantatoires de la sainte papauté : «Le pape combien de divisions ?» Quant à nos écrivains, ils n'ont que la langue pour tenir en respect l'ignorance et la bêtise et ils devraient l'utiliser plus souvent et à bon escient si possible. Les polémiques sont enrichissantes car elles sèment des roses pour égayer et des épines pour titiller paysages culturel et politique. Mais l'art n'est pas uniquement plaisir et distraction, il véhicule aussi une vision du monde et une esthétique de la vie. Alors bienvenue à toute joute qui concourt à l'éclosion d'une véritable école de la critique artistique. Pour l'heure, hélas, on en est loin. La pertinence des arguments n'est pas toujours au rendez-vous. Cette violence verbale est le résultat d'un poison qui a suffisamment fait de mal à la culture et au tissu social en général. Une violence orpheline de l'absence de la circulation de la parole dans un pays lui aussi orphelin d'une démocratie adulte. Pour réparer le corps social de ce double statut d'orphelin, donc handicapant, commençons par considérer la liberté d'expression comme une denrée rare qu'il faut protéger sans pour autant oublier que la liberté est toujours le résultat d'un rapport de force. Ceci dit, s'agissant de notre rapport aux œuvres artistiques, tout un chacun a le droit de les analyser en sachant qu'il est plus difficile de lire une œuvre d'autrui que d'écrire la sienne (dixit Virginia Woolf)(1). En revanche, quand une œuvre manifestement est truffée de petits mensonges ou d'imprécisions sur des faits historiques ; bref, quand elle prend une liberté avec l'Histoire qui a déjà rendu sa sentence des vérités établies, on est en droit de combattre cet outrage à notre intelligence. Les triturations des faits enveloppés par la musique des mots peuvent amoindrir les défenses du lecteur forcément séduit par la renommée de l'auteur et par le plaisir procuré par sa langue. Comme je n'ai pas lu encore les contrebandiers de l'Histoire, je ne peux porter de jugement sur ce pamphlet. Avant d'esquisser brièvement mon point de vue sur le travail de trois écrivains ciblés par Boudjedra, je vais emprunter les chemins abrupts de la théorie et de l'esthétique littéraires pour parler des romans des écrivains en question. D'emblée, j'ai envie de dire que la tragédie algérienne mérite un autre traitement que celui utilisé par les écrivains en question. Car la tragédie du pays rassemble tous les ingrédients de l'art de la tragédie grecque. Que ce soit Le serment des Barbares (Sansal), ou bien Ce que le jour doit à la nuit (Khadra), et enfin de Meursault contre-enquête (Daoud), ces trois écrivains ont, me semble-t-il, délaissé l'art de la tragédie selon Aristote. Ce philosophe a écrit sur cet art inventé par son pays, et lui a donné ses lettres de noblesse. Cet art (suprême) repose, écrit-il, sur le socle du temps de l'histoire qui prime sur l'espace et fait appel à l'intelligence qui fouille tous les ressorts que peut ressentir le spectateur. Or, dans les trois romans algériens cités, le traitement de nos écrivains est loin de rendre compte et de la densité de l'histoire et de la blessure d'un peuple, à la fois victime d'un oppresseur mais moteur de cette histoire. Boualem Sansal s'est aventuré dans les banlieues parisiennes avec son village allemand dans un ailleurs, loin très loin de l'espace où ont été semées les graines de l'idéologie conservatrice et de l'islamisme politique. Ainsi, l'espace dans son village allemand (banlieues françaises) n'a jamais vécu au rythme du temps de cette Algérie soumise à une domination étrangère. Pareille séparation de l'espace et du temps crée forcément de la confusion. Car le temps et l'espace liés à une identité (allemande) avec la charge qu'on lui connaît, ne pouvait que plaire dans des pays qui ont du mal à soulager leur culpabilité (Seconde Guerre mondiale) mais aussi à fermer les yeux sur leur responsabilité dans le triste sort des banlieues françaises et le contentieux colonial avec l'Algérie. Concernant Yasmina Khadra, ex-militaire de son état, son roman Ce que le jour doit à la nuit, même constat. Comme l'histoire se déroule en Algérie le jour comme la nuit «appartiennent» à un espace colonisé et l'histoire fait par son peuple. Comment rendre compte de la noire tragédie coloniale en faisant vivre une histoire d'amour juvénile sous le soleil généreux du pays ? Impossible ! Comme dans le précédent roman (de Sansal), Yasmina Khadra fait peu de cas de la primauté de l'histoire (dixit Aristote) sur l'espace. Il met l'accent sur les personnages qui évoluent dans un espace colonisé qui dilue la véritable épopée des autochtones devenus des oubliés chez eux. Ces oubliés de l'Histoire, on les retrouve aussi chez Kamel Daoud dans sa quête pour retrouver les traces de son frère. Or, il se trouve que son frère est plus que cela pour les Algériens. Ce frère est à la fois la mère, le père, le fils, la sœur de tous ; bref, c'est l'Algérie dépossédée de son identité et souveraineté. Qu'Albert Camus introduise un «Arabe» sans nom ni identité pour faire la démonstration de sa philosophie de l'absurde qui lui est chère, pourquoi pas ? Mais le lecteur algérien aurait été plus heureux de voir un auteur algérien effacer leur statut infamant de SNP (sans nom patronymique, roman de Boudjedra), à l'Algérien vivant sur sa terre. Voilà le troisième écrivain algérien qui privilégie l'espace dans lequel il erre pour retrouver son frère cherchant à soulager sa mère qui rêve d'une tombe pour que son fils repose en paix pour l'éternité. Mais le lecteur algérien est en droit d'attendre dans une œuvre littéraire son retour sur la scène de l'Histoire. Une façon élégante de rappeler au grand Camus que nous avions un nom avec l'arrivée des armées coloniales. Pour le reste, c'est-à-dire une tombe pour l'éternité, on a tout notre temps comme le dit Mohamed Hondo dans son film sur le Sahara (Polisario), «On a toute la mort pour dormir.» Faire la critique d'un roman en mettant le doigt sur une faille souligne seulement la difficulté à s'attaquer à des moments de la littérature (ici L'étranger de Camus). Et ce n'est pas en allant chercher de l'aide chez Jacques Derrida que l'on doit s'abstenir de noter la faiblesse de la vision philosophique qui traverse une œuvre littéraire. Toute œuvre a sa cohérence et celle-ci est tributaire de la vision de l'auteur. Evidemment, le style de l'auteur, son imaginaire et sa liberté d'expression ne sont pas en cause en dépit de l'irritation qu'ils peuvent susciter. Si l'écrivain a des droits, il prend aussi le risque de recevoir tous les coups au nom d'une autre règle, à savoir qu'une œuvre publiée n'appartient plus tout à fait à son auteur. Revenons à notre souhait de voir la polémique entre écrivains déboucher sur l'émergence d'une critique littéraire de qualité. Cela implique que l'on fasse l'économie des querelles byzantines et des coups en dessous de la ceinture. La critique acquiert le statut d'institution quand elle décortique une œuvre avec une langue parfois plus raffinée que celle de l'œuvre critiquée. Je pense notamment au pape de la critique Sainte-Beuve (1806-1869) qui a «vu», quelque trente ans après sa mort, ses articles faire l'objet d'une critique, excusez du peu, de Marcel Proust en personne. Quelques mots encore sur ces écrivains objet de la «vindicte» de Boudjedra. Ils sont tous publiés en France comme du reste Rachid Boudjedra. Mais Boudjedra semble nous dire qu'il reste droit dans ses bottes et ne fait aucun compromis ni sur l'Histoire coloniale de son pays ni sur la Palestine occupée. Le rapport entre les écrivains algériens et le monde littéraire en France a toujours été victime des eaux troubles de la politique (contentieux colonial). Il a été aggravé par la prétention que la grande littérature en France ne peut exister que sous la plume d'un petit cercle parisien, excluant les régions de l'Hexagone (hermétiques à l'universalisme) et les colonies renvoyées à leur folklore. Si l'on ajoute que le système en France obéit à une religion première, celle de la loi du marché, on a fait le tour des obstacles à franchir. Il faut payer en quelque sorte la «douane» pour avoir le droit d'entrée dans le territoire sacré de la «vraie» littérature. Ainsi, l'écrivain algérien, outre les obstacles communs à ses collègues français, doit montrer patte blanche s'agissant des sujets délicats ou bien à mille lieues des préoccupations de la grande majorité des lecteurs français. En revanche, deux sujets trouvent preneur aujourd'hui : l'islam et le terrorisme. La France découvre que des populations immigrées, jusqu'ici «invisibles», posent «problème», problème découlant de leur ghettoïsation mais aussi à cause des contentieux légués par la colonisation. Alors le «peuple» des médias, des policiers, des sociologues et autres travailleurs sociaux se jette sur ces livres pour mieux organiser la riposte («déradicaliser», disent-ils, affreux néologisme) à la menace terroriste. Pour terminer, imaginons l'histoire d'un écrivain algérien qui s'exile en attendant des jours meilleurs. «Notre» écrivain a quitté son pays il y a quelque trente ans. A cette époque, on affichait l'espoir, que dis-je, la certitude que l'Algérie allait devenir un dragon d'Asie comme Singapour. Après une longue absence dans une contrée du bout du monde, «notre» exilé revint dans son pays. Il trouva les jardins secrets de la société abandonnés aux herbes folles. Le peuple, affublé du mot de «ghachi», est harcelé par la dureté de la vie. Il chercha à comprendre les raisons de ce marasme avec son cortège de difficultés. Il identifia alors une catégorie de gens gonflant la poitrine et respirant les volutes chaotiques de l'air du temps où cohabitent une pratique bigote de la religion et une «modernité» de pacotille. Ces gens virevoltaient comme feuilles d'automne et ouvraient la porte à l'hiver frustrant ainsi «el ghachi» de la douceur du printemps. Il constata aussi que le froid de la nuit avait congelé les rêves d'antan des jeunes de son quartier. Ses amis, aujourd'hui adultes, lui parlèrent d'el hogra, le mot le plus usité de la langue populaire. Les ‘'mahguourine'' n'ont plus que leurs yeux pour pleurer devant les ruines qui obstruent leur vue. La seule petite «vengeance» de notre ex-exilé, il la trouva dans le triste tableau de ladite catégorie sociale ruminant les souvenirs de ses glorioles de jadis. Aujourd'hui retraités, les membres de cette «tribu» se distraient en écoutant les murmures des vagues au bord de la mer, et dans la prison de la solitude, ils passent leur temps à regarder l'horizon hors de portée de leur âge avancée. Quant à la jeunesse, elle patiente en pataugeant dans un environnement soumis à la banalité du quotidien. Les plus chanceux se contentent de quelque opportunité pour voler quelque plaisir qui échappe à la vigilance des milices du contrôle social. Dans cette vie banale, le cœur saigne, la tête se vide, et l'amour ne peut naître dans une société où fleurissent des mots castrateurs comme mamenouâ et haram (interdit, illicite). Notre écrivain se trouva devant le même dilemme qu'il y a trente ans en se disant, paraphrasant Shakespeare : Exil or not Exil, that is the question. A. A. (1) Virginia Woolf a écrit un essai sur l'art du roman. (2) Voir l'article de Mohamed Dib que Salah Guemriche a publié dans son blog à Médiapart, article qui a été déniché par un amoureux de la littérature et publié dans El Watan.