Le soleil si généreux du pays a déjà du mal à faire fondre nos propres poncifs pour lui confier la mission de s'occuper de ceux des autres. Quelle est donc cette malédiction qui frappe «nos élites» pour perdre leur temps à donner une «nouvelle» vie à des lieux communs devenus parfois totalement caduques dans le ou les pays qui les ont enfantés ? Commençons par le poncif sorti de la bouche du Premier ministre en personne : le socialisme est mort devant le mur de Berlin et par conséquent l'Etat ne s'occupera plus des investissements industriels. Ce point de vue est défendu par beaucoup de gens dans le monde entier. Sauf que le lien sous-entendu entre la «mort» du socialisme (lequel ?) et le dégagement de l'Etat dans un secteur important est purement idéologique, donc «ouvert» à des errements. Car si on regarde ce lieu commun de plus près, on s'aperçoit qu'ailleurs le socialisme (la définition de ce concept pose d'autres questions) n'est pas «mort» et se porte bien dans le gigantisme de l'industrie de la Chine. Ce pays du reste a déjà ridiculisé la thèse arrogante de «pas de développement économique sans démocratie». La Chine, avec son capitalisme quelque peu sauvage et son régime pour le moins peu démocratique, prouve que cette thèse est un de ces poncifs galvaudés mais démentis par le succès de la Chine. A l'évidence il faut approfondir le concept de développement à la fois dans les théories économiques et des philosophies politiques. L'opinion exprimée par le Premier ministre algérien pourrait être le départ d'un débat (rêvons un peu) qui nous sortirait des poncifs habituels. On pourrait commencer par dire que l'industrialisation inaugurée sous le socialisme «spécifique» algérien n'a pas donné les fruits attendus. Ensuite réfléchir pour ne pas refaire les mêmes erreurs. Cela implique d'aligner d'autres façons d'aborder la réalité et d'introduire plus de rationalité. Et celle-ci nous révélerait la nature de la politique pratiquée avec le soutien de catégories sociales depuis 1962 à nos jours. Le Premier ministre suggère de demander dorénavant à nos capitaines d'industries privées de prendre en charge la mission jusqu'ici dévolue à l'Etat. Pourquoi pas ? diront les bonnes volontés, si cela peut sortir le pays du marasme actuel. Mais les mêmes bonnes volontés peuvent avoir quelque doute quand elles regardent de plus près la nature des activités industrielles et le bilan de ces futurs capitaines d'industrie qui sont aujourd'hui tout au plus des chefs d'entreprise(1). Enfin, le Premier ministre donne l'impression que le remplacement de son prédécesseur, Abdelmadjid Tebboune(2), signe le déclin du capitalisme d'Etat né avec l'indépendance du pays et la montée en puissance du libéralisme qui a le vent en poupe avec la mondialisation. Signalons enfin, qu'en France et même aux Etats-Unis, les Etats de ces deux pays mettent tout leur poids dans la balance dont l'objectif est de ramener les usines installées à l'étranger pour réindustrialiser le pays. Et ni Trump ni Macron ne sont, à ce que l'on sache, des «militants» connus et reconnus de l'Internationale socialiste. Changeons de terrain et allons patauger dans les sables mouvants de la culture. Là aussi j'ai été frappé par la «revitalisation» des lieux communs pour cerner la nature de notre littérature et le regard que l'on porte sur les écrivains algériens. Le succès du roman de Kamel Daoud Meursault, contre-enquête a «réveillé» la critique «occidentale» pour faire voyager les écrivains algériens dans une planète appelée «postcolonial». La critique, notamment universitaire, a toujours été à la recherche d'un qualificatif pour désigner un auteur ou un genre littéraire, pour se faire un nom dans le champ passablement occupé de rivaux défendant bec et oncles leur statut. Je me bornerai à citer Mohammed Dib qui a «révélé» une mentalité qui sert de carburant aux jugements de la critique sur les œuvres littéraires algériennes : «Curieux comportement des critiques français et européens en général à l'égard de nos livres ! Ils ne jugent jamais en toute innocence l'œuvre d'un homme qui écrit, mais d'un Maghrébin, lequel doit justifier à chaque ligne sa condition maghrébine, condition à laquelle on le ramène sans cesse, par tous les détours du raisonnement, et par tous les moyens et dans laquelle on l'enferme à la fin aussi sûrement et définitivement que possible. L'écrivain maghrébin à leurs yeux est d'abord et spécifiquement maghrébin, puis ensuite, et accessoirement en quelque sorte, en tout cas très peu spécifiquement, écrivain.» (Mohammed Dib, dans Hesperia, Culturas del Mediterrâneo, n°19, juin 2015 (Madrid, Ibersaf Editores). Et voilà que ça recommence aujourd'hui. Mais ça tombe mal pour ces critiques qui rangent par exemple dans la catégorie «postcolonial» Kamel Daoud. Cet écrivain comme Salim Bachi n'ont pas connu la colonisation. Kamel Daoud a été à l'école algérienne arabisée et a choisi d'apprendre la langue française pour risquer l'aventure dans le continent noir de la littérature. Il l'a fait comme les Américains Jonathan Littell et Graham Greene, le Russe Andreï Makine (prix Goncourt 1995). Quand on sait le poids et l'amour pour une langue, la «sacralité» de l'acte de l'écriture, cela devrait empêcher les critiques d'aller chercher autre chose que des poux dans la tête de l'écrivain. Chez un écrivain, on s'intéresse à l'invention de sa propre langue à lui, on cherche à évaluer la richesse de son imagination, vérifier s'il a pénétré l'histoire de l'époque qu'il décrit, la densité des personnages ; bref, si l'écrivain a peint son œuvre de «vraisemblances» (un critère cher à Aristote). Pourquoi reconnaît-on le droit d'écrire sur n'importe quel sujet et sur n'importe quelle époque à tous les écrivains du monde, sauf aux habitants des ex-colonies que l'on soupçonne d'être obnubilés par leur fixation sur la colonisation ? Réduire le roman de Meursault, contre-enquête à du postcolonial est quelque peu réducteur. On peut «contester» la lecture faite par Daoud du roman L'étranger de Camus et reconnaître en même temps ses qualités littéraires. Celles-ci ne sont pas forcément prisonnières du lieu de sa naissance et de l'époque de l'écriture de l'œuvre(3). J'ai émis ici même (le 23 octobre 2017) des critiques sur le roman parce que Kamel Daoud a privilégié l'errance géographique du narrateur à la recherche d'un frère au détriment du contexte historique qui déshabille «l'Arabe» de son nom dans L'étranger de Camus. Le télescopage entre l'Algérie d'aujourd'hui et celle de Camus peut susciter quelques interrogations. Ces deux Algérie introduisent une sorte de nostalgie du passé comparée à la vie du présent où fourmillent mille et une choses faites d'aberrations et autres inepties rencontrées par les Algériens dans leur quotidien. Le roman de Kamel Daoud n'a pas fait vraiment l'objet d'une véritable critique en Algérie pour différentes raisons. Absence d'un lectorat nombreux, lequel est, du reste, sevré d'une véritable et crédible critique «institutionnelle» qui l'inciterait à découvrir une œuvre. Si on ajoute les bourses rachitiques des jeunes notamment, on comprend le silence qui entoure les romans en Algérie. Un mot de la définition donnée par les «inventeurs» de la notion «postcolonial». Il est dit que la culture de ladite époque est affectée par le processus impérial (les auteurs ont peur de dire impérialiste) de la colonisation, etc., etc. «Nos» auteurs défoncent des portes ouvertes car toute œuvre est soumise à des processus de son époque et s'abreuve des réalités de l'histoire. Un écrit, un discours, un essai, est affecté par un processus, ça ne fait pas de lui une œuvre littéraire. La force de la littérature réside dans sa capacité de «violer» les vérités cachées par n'importe quel processus historique. Elle n'est donc pas passive comme un malade affecté par un virus. On peut plutôt la qualifier de résistante contre l'oubli du temps qui passe et surtout contre ceux qui ont intérêt à faire oublier leurs actes. Pour revenir à Kamel Daoud, il me semble que la violence dont il a été victime a pris de l'ampleur quand sa plume d'écrivain a été détrônée par la plume du journaliste loin du champ de bataille. Son article de presse sur les harcèlements sexuels(4) en Allemagne la nuit du nouvel an a été écrit sous «la foi» d'articles de journalistes qui s'enflamment dès que le sujet touche l'immigration et l'islam. Dans ses chroniques dans le Quotidien d'Oran, il n'avait pas la main molle et n'hésitait pas à traiter des ravages de la frustration sexuelle et de la misère affective dans son pays où la bigoterie y règne en maître. Il n'a pas mesuré l'ampleur des réactions à son article amplifiées par sa récente renommée d'écrivain mais aussi par l'honneur que lui ont fait deux grands journaux de la planète des médias (le Monde et le New York Times). Pour que cesse la reproduction des poncifs que nous infligent l'autre, les autres, il faudrait peut-être vivre dans la gueule du loup pour reprendre l'expression de Kateb Yacine. C'est un lieu stratégique pour sentir les entrailles du loup (ici l'Occident) et bénéficier du recul dû à l'éloignement d'el-houma (quartier). On s'arme alors pour ne pas se laisser impressionner par les crocs du loup, et on apprend à se débarrasser de la subjectivité à fleur de peau dès que l'on touche au territoire de l'enfance, celui de la mère, du père, du frère qui sont pour quelque chose dans la libération du pays... Vivre dans les entrailles du loup, c'est voyager avec Voltaire, Balzac, Flaubert, Sartre, Genet pour mieux apprécier Kateb Yacine, Mohammed Dib, Mouloud Mammeri, Jean Sénac, Albert Camus, Isabelle Eberhardt qui ont chanté l'Algérie, leur pays natal ou d'adoption. Vivre dans la gueule du loup, c'est buter contre la rudesse et la complexité de la réalité du monde dont on saisit le merveilleux et le sordide. Et les merveilles du monde et sa violence n'ont nullement besoin de poncifs mais d'une langue élégante, de mots qui ont une histoire que l'on manie avec un infini respect. A. A. 1) Un capitaine d'industrie n'est pas un simple gestionnaire comme un chef d'entreprise. C'est un stratège qui anticipe l'évolution et les contraintes économiques par une politique d'investissements et la conquête de marchés. 2) On se rappelle du barouf au sommet de l'Etat à la suite du limogeage express du Premier ministre et son remplacement par Ouyahia. 3) Le quotidien des rues du pays dans le roman de Daoud, écrit avec une précision clinique et une belle langue, a dû chatouiller beaucoup de gens. Au cinéma, pareilles séquences historiques filmées d'une certaine façon (décor, cadrage et travail sur les couleurs) et montées avec «doigté» permettent d'éviter les anachronismes grossiers. 4) Un tribunal allemand a mis un terme à cette affaire et n'a pas condamné les prévenus.