�Nous sommes parmi les premi�res nations � s'�tre pench�es sur le probl�me des fonds des dictateurs, alors que d'autres places financi�res � Londres, par exemple � ne font toujours rien. On veut bien accepter des critiques objectives, mais pas unilat�rales� : ainsi un magistrat helv�tique, difficilement soup�onnable d'ang�lisme, exprimait-il r�cemment son agacement face aux clich�s qui circulent encore sur la Suisse et ses banques. Qu'un dictateur vacille ou soit chass� du pouvoir et les regards se tournent, encore et toujours, vers Gen�ve, Zurich et Lugano. De m�me, au lendemain des attentats du 11 septembre 2001 contre New York et Washington, des d�clarations � l'emporte- pi�ce ont-elles, � tort, d�sign� la place financi�re helv�tique comme abritant les principaux circuits financiers du terrorisme. Il reste que, en mati�re de fortunes illicites des potentats, la Suisse tra�ne derri�re elle un lourd passif. Ceux qui sont venus y �planquer� leur fortune secr�te sont nombreux. Dans les ann�es 1970, Ha�l� S�lassi�, le �roi des rois� �thiopien, et le chah d'Iran y ont probablement d�tenu des milliards de dollars. Ceux-ci n'ont jamais �t� retrouv�s car, � l'�poque, les autorit�s n'ont pas donn� suite aux demandes d'entraide d�pos�es par les Etats victimes de ces d�tournements. Dans les ann�es 1980, on a �voqu� les butins de Nicolae Ceausescu (Roumanie), Manuel Noriega (Panama), Jean- Claude Duvalier (Ha�ti), Siad Barre (Somalie) ou Roh Tae-woo (Cor�e du Sud). Mais, en l'absence d'une loi contre le recyclage d'argent sale, le montant des fonds douteux identifi�s est rest� maigre : quelques dizaines de millions de dollars seulement. La seule exception notable a concern� le magot de Ferdinand Marcos : 358 millions de dollars. Il r�appara�t � la surface en 1986. L'ex-pr�sident philippin �tant en fuite, le Conseil f�d�ral helv�te � le gouvernement � ordonne le gel de ses avoirs. La d�cision fait alors figure de grande premi�re. Et, de fait, � partir du milieu des ann�es 1990, la corruption internationale, g�n�ralement li�e au pouvoir des potentats, explose au grand jour. Les scandales se suivent, visant Moussa Traor� (Mali), Mobutu Sese Seko (Za�re), Benazir Bhutto (Pakistan), Noursoultan Nazarbaev (Kazakhstan), Sani Abacha (Nigeria), Pavel Borodine (fonds Eltsine, Russie), Jos� Edouardo Dos Santos (Angola), Carlos Menem (Argentine)... Ebranl�e en 1995-2000 par l'affaire des fonds juifs en d�sh�rence (les avoirs des victimes de la Shoah rest�s dans des banques helv�tes et jamais restitu�s � leurs ayants droit), la Suisse se voit contrainte de restaurer son image en adoptant de nouvelles l�gislations, dont la loi sur le blanchiment d'argent (LBA, 1998). Elle se met aussi � chercher des solutions pour les autres fonds �sensibles�. A propos des "personnes politiquement expos�es" A Gen�ve et � Berne, sous l'impulsion des procureurs Bernard Bertossa et Carla Del Ponte, la machine d'entraide judiciaire d'Etat � Etat se met en marche. Des enqu�tes sont ouvertes ; des centaines de millions de dollars sont bloqu�es. Car les banquiers ont d�sormais obligation, sous peine de poursuites p�nales, de conna�tre le �b�n�ficiaire r�el� d'un compte. Et ordre de se m�fier de ceux que l'on appelle d�sormais les �PEP�, les �personnes politiquement expos�es�, ces pr�sidents, ministres, hauts fonctionnaires et leurs proches, autrefois si bien soign�s. Chapeaut� par le minist�re des Affaires �trang�res, r�unissant diplomates, enqu�teurs et magistrats, un groupe de travail sur les PEP na�t en 1997. �La Suisse avait d�sormais la particularit� de bloquer tr�s vite l'argent, sur simple coup de fil, avant m�me qu'une demande formelle d'entraide judiciaire soit introduite. On s'est retrouv� avec des centaines de millions (de dollars) saisis, dans des proc�dures souvent tr�s longues. Il fallait envisager d'autres solutions pour que cet argent puisse �tre restitu� aux Etats l�s�s�, se souvient Roberto Balzaretti, actuel conseiller de la ministre des Affaires �trang�res et � l'�poque directement impliqu� dans ces questions. Dans un premier temps, de nombreux dossiers avancent difficilement ou restent au point mort. L'argent stagne dans les banques. Pour d�bloquer la situation, Berne d�cide d'ouvrir de nouvelles voies juridiques, entamant des n�gociations avec plusieurs des Etats concern�s et organisant des s�minaires internationaux sur les avoirs illicites des PEP. La probl�matique est nouvelle et int�resse des pays membres du G8. L'argent des dictateurs est aussi au c�ur des discussions men�es � l'ONU autour d'une nouvelle convention anticorruption. Aujourd'hui, cette volont� de liquider les affaires en suspens se concr�tise. Depuis le d�but 2005, des centaines de millions de dollars sont ressorties des banques helv�tiques. Le cas de Sani Abacha, g�n�ral dictateur nig�rian qui, de 1993 � 1998, a vid� les caisses de son pays � plus de 700 millions de dollars avaient alors �t� d�pos�s en Suisse �, a �t� r�gl� apr�s des ann�es de n�gociations. En septembre 2005, 458 millions de dollars ont �t� rendus au nouveau pouvoir, via la Banque mondiale, pour des projets de d�veloppement. En novembre, au terme d'un accord tr�s critiqu� par certains, l'Angola, Etat notoirement corrompu, a pu r�cup�rer 21 millions de dollars bloqu�s, reliquat d'une �norme affaire de pots-de-vin li�s au march� des armes et � la dette russo-angolaise. La condition a �t� que ces fonds, vers�s sur un compte de la Banque nationale suisse, soient affect�s au d�minage du pays, sous l'�troite surveillance de la Direction du d�veloppement et de la coop�ration (DDC) helv�tique. Berne s'appr�te aussi � liquider les cas � anciens � du dictateur ha�tien Jean-Claude Duvalier et du Za�rois Mobutu, dont des �petits� magots suisses sont toujours bloqu�s (respectivement 4,8 et 6,4 millions d'euros). L'argent devrait �tre restitu� aux Etats victimes via des projets humanitaires. La grande n�gociation du moment porte sur les �fonds kazakhs�, bloqu�s depuis 1999. Une partie � quelque 90 millions de dollars �, un temps identifi�e comme issue de pots-de-vin p�troliers destin�s au clan du pr�sident actuel, Noursoultan Nazarbaev, pourrait �tre rendue et affect�e � des �besoins sociaux�, via un organisme financier international. L� encore, la formule de la restitution est pragmatique, pour contourner la complexit� juridique du dossier. L'obligation de restituer l'argent de la corruption Pascal Gossin, chef de la section d'entraide judiciaire � l'Office f�d�ral de la justice, a suivi les grandes affaires impliquant des potentats. �Les proc�dures d'entraide judiciaire sont souvent bloqu�es du fait de la d�sorganisation de l'Etat �tranger ou parce que le nouveau pouvoir qui en fait la demande manque d'exp�rience et de personnel pour collaborer�, note-t-il. Dans le �cas Abacha�, la Suisse a accept�, pour la premi�re fois, de restituer des fonds estim�s �manifestement de provenance illicite� sans que la justice nig�riane soit oblig�e de fournir de jugement pr�alable, comme c'est la r�gle. Ensuite, Berne, s'appuyant sur les discours anticorruption du pr�sident nig�rian, Olusegun Obasanjo, a obtenu l'accord des diff�rentes parties pour que les sommes rendues soient rapatri�es via la Banque mondiale et affect�es � des programmes de r�duction de la pauvret�. �C'est une grande premi�re en mati�re d'entraide judiciaire�, explique M. Gossin, la Banque mondiale n'�tant pas toujours press�e d'accepter de contr�ler l'affectation de fonds d'origine illicite. Il remarque que, dans le dossier Abacha � 2,2 milliards de dollars d�tourn�s �, �la Suisse a montr� la voie en saisissant et en restituant la premi�re l'argent d�tourn�, alors que, sur cette somme, 1 milliard de dollars est pass� par les banques anglaises, mais rien ou presque n'y a �t� bloqu�. Charg� du dossier des PEP au minist�re helv�tique des Affaires �trang�res, Viktor Vavricka rappelle que, gr�ce aux efforts de son pays, l'obligation de restituer l'argent de la corruption � l'Etat d'origine a �t� inscrite dans la Convention anticorruption de l'ONU de 2003. �Mais ce texte ne pr�cise pas les modalit�s concr�tes de restitution, alors qu'il existe depuis longtemps des r�gles pr�cises sur le partage de l'argent de la drogue�, regrette-t-il. Et d'ajouter que, d�sormais, en ce domaine, �la Suisse a un savoir-faire � apporter�... Certains ne partagent pas cette vision. Jean- Claude Huot, un responsable de la D�claration de Berne, une ONG suisse qui a travaill� sur l'argent des potentats, regrette que le r�glement de l'affaire angolaise se soit fait �au d�triment de la poursuite de l'enqu�te � Gen�ve�. Dans ce tentaculaire dossier, qui met en sc�ne, entre autres, les interm�diaires Pierre Falcone et Arcadi Gaydamak, poursuivis en France, des comptes pr�sum�s du pr�sident Dos Santos � 56 millions de dollars g�r�s � partir d'une banque genevoise � ont �t� lib�r�s et remis � la disposition du potentat, sous pr�texte qu'ils �taient physiquement abrit�s dans une filiale des �les Ca�mans. De plus, on a consid�r� que l'argent vers� sur les comptes d'autres dignitaires angolais provenait de fonds �licites�. Un proche du dossier remarque qu'il est �tr�s bien que l'argent des dictateurs aille � des projets humanitaires�. �Mais, poursuit-il, en termes d'application de la loi sur le blanchiment, il s'agit d'une plaisanterie. La morale du syst�me, c'est : continuez � venir chez nous et, si vous vous faites prendre, le pire que vous risquiez, c'est de payer en projets humanitaires.�