Sans le vouloir, et sans doute m�me sans s'en apercevoir, le chef de l'Etat a dress�, mercredi, son propre r�quisitoire, le proc�s accablant de ses sept ann�es de gouvernance, � l'occasion de cette s�v�re diatribe adress�e � la justice alg�rienne dont il (re) d�couvre qu'elle reste toujours corrompue, incomp�tente et m�diocre. Abdelaziz Bouteflika a eu les mots que le petit peuple, �cras� par cet appareil arrogant, lourd et r�pressif, utilise g�n�ralement pour d�crire la justice alg�rienne et parle, � son tour, de "pratiques discriminatoires qui distinguent certains juges, avocats, greffiers et notaires", reconna�t l'existence de " juges immoraux" et d�plore, en faisant mine d'en �tre surpris, le fait que l�observatoire de pr�vention de la corruption, cr�� en 2006, demeure au point mort. Bref, � sa huiti�me ann�e de r�gne, le premier magistrat du pays avoue avoir failli dans une de ses promesses capitales : changer la justice. Le moment est assez exceptionnel. Ecouter un pouvoir s'adonner � l'aveu de ses propres fautes a toujours a toujours �t� un �pisode rare et d�terminant dans la vie d'une nation. Les dirigeants alg�riens, m�me quand les y invitait l'�vidence nue de la r�alit� sociale ou que les y obligeait la col�re populaire, s'y sont toujours refus�s. Pour tomber dans le mea-culpa historique il faut soit du courage politique, ce dont le r�gime alg�rien est d�pourvu, soit un d�rapage dans la communication, ce dont, en revanche, le pr�sident de la R�publique s'est parfaitement acquitt� mercredi. En critiquant rageusement sa propre justice, avec un accent d�pit� et, par instants, d�sesp�r�, Abdelaziz Bouteflika s'est, du coup, reconnu deux grosses faillites personnelles l'�chec dans la modernisation du pays et le fiasco dans la construction de l'Etat de droit. Le premier, on le devinait un peu. Maintenant, on le devine un peu plus. Les grandes r�formes que le chef de l'Etat s'est engag�, avec de grands effets de manches, � conduire au cours de ses deux mandats, s'av�rent foucades de souverain. La justice, comme l'�cole ou le statut de la femme n'ont connu et ne conna�tront aucun bouleversement parce que le pouvoir de Bouteflika repose sur deux forces qui auraient tout � perdre de la modernisation et de la transparence : les islamistes et la mafia. Le reste n'est qu'un jeu de r�les. Le second constat nous renvoie � une v�rit� plus �l�mentaire: il n'y a de justice forte et cr�dible qu'ind�pendante, c'est-�-dire d�tach�e du pouvoir politique et s'�panouissant dans une soci�t� d�mocratique b�tie sur les libert�s et le droit. Ce n'est pas le cas de l'Alg�rie de Bouteflika. Ayant peur de ses enfants, elle utilise, cyniquement, les tribunaux comme �pouvantails. Du coup, la justice alg�rienne pr�f�re � son ind�pendance un r�le peu honorable qu'elle assume notoirement, et plus notoirement encore depuis 1999, celui de bras arm� du r�gime, au m�me titre que la police ou l'appareil fiscal, un redoutable appareil r�pressif distributeur de chantage et de terreur et dont le pouvoir se sert pour frapper ses adversaires, intimider ses opposants et museler la soci�t�. Elle est dans les vieilles fonctions m�di�vales de la justice. "Grattez le juge, vous trouverez le bourreau", disait, il y a un si�cle et demi d�j�, Victor Hugo. Ce n'est plus vrai dans la plupart des pays d�mocratiques aujourd'hui, mais �a le reste, en Alg�rie. La justice alg�rienne sert de r�gulateur � la tyrannie, permet aux gouvernants de rester en place, de conserver leur �quilibre au milieu des tourments sociaux, de nettoyer pour eux la sc�ne de tout mouvement protestataire. Elle a le privil�ge de donner � la r�pression qui frappe les partis politiques, les syndicalistes, les journalistes ou les citoyens contestataires, une texture l�gale qui s'�gr�ne par des articles du code p�nal. C'est cette m�me justice qui veille sur le confort du wali de Blida, pourtant confondu de graves malversations, qui s'appr�te � juger, lundi prochain, l'enseignant syndicaliste Redouane Osmane coupable,lui, d'avoir revendiqu� trop bruyamment une augmentation de salaires pour les professeurs de lyc�e ! Et pour avoir pass� deux ans en prison sur la base d'un dossier honteusement trafiqu� par la police de Zerhouni et l'administration de Benachenhou, je sais � quoi ressemble une justice qui ex�cute les instructions les plus indignes. Elle est moche et sans honneur. Vous vous �tonnez, M. le pr�sident, de la mis�rable propagation de la corruption dans nos tribunaux. Mais comment reprocher � un juge qui a commenc� par vendre son �me d'ensuite prendre go�t aux charmes du n�goce ? Une justice servile est forc�ment corrompue car il s'y produit un ph�nom�ne in�luctable : le juge qui se voit invit� � ex�cuter un autre r�le que celui de rendre souverainement la justice change de camp et devient, par la force des choses, un membre de la famille renti�re. Il s'estime fond�, par la nouvelle fonction "politique" qu'on lui assigne, � revendiquer sa part du butin en contrepartie de son silence ou de sa docilit�. Et cette part, il la prend dans la transformation de l'acte de justice en produit marchand. L'ayant d�j� fait au profit des gouvernants, il ne voit aucun emp�chement � continuer � le faire pour ses propres int�r�ts. Et le pouvoir politique, premier b�n�ficiaire de la perversion de la justice, ferme les yeux. C'est la r�gle. Et tout le monde le sait. Aussi, � travers ses confessions sur le d�labrement persistant de l'appareil judiciaire, un des berceaux privil�gi�s de l'�panouissement des libert�s et indice majeur de la maturit� d�mocratique, le pr�sident Bouteflika a-t-il avou� sa d�faillance principale : l'Etat de droit a recul� en Alg�rie depuis sept ans. Dans le monde o� l'on vit, ce genre de banqueroute est impardonnable. Il disqualifie son auteur aux yeux de ses contemporains autant qu'� ceux de la post�rit�. S'il lisait Camus, le pr�sident alg�rien en aurait �t� pr�venu : " Si l'homme �choue � concilier la justice et la libert�, alors il �choue � tout", a �crit celui qui nous invita � r�fl�chir sur le destin de Caligula. Mais alors pourquoi Bouteflika, qui est le principal donneur d'ordres � sa justice r�pressive et qui n'ignore rien de ses infamies, s'est-il lanc� dans la stigmatisation d'un appareil qui lui est soumis au risque de jeter le discr�dit sur sa propre gouvernance ? Je ne vois qu'une seule explication rationnelle � ce comportement : l'usage inconsid�r� de la finasserie politique. La nouvelle strat�gie du Pr�sident, affol� par tant de d�convenues durant ses mandats, semble tenir � la fois de Ponce Pilate et de Scapin. Bouteflika d�gage sa responsabilit� de la faillite nationale. Il se d�lie de toute entreprise qui aurait mal tourn� durant son r�gne et impute ses d�convenues aux autres, aux juges cupides et attard�s, aux gestionnaires incomp�tents, au terrorisme qui aurait perverti les esprits, aux ministres fabulateurs, c'est-�-dire � tout le personnel qui l'a servi et dont il s'aper�oit, dit-il, de l'inconsistance et de l'inaptitude � saisir son g�nie. Il se r�sout � planer au-dessus des bassesses humaines en attendant une gr�ce c�leste qui frapperait ce pays. L'inconv�nient avec la formule du Messie incompris est qu'elle a trop servi. Elle a d� mourir de vieillesse � La Havane, Tunis ou Pyongyang, r�vuls�e par la soudaine lucidit� des nouvelles g�n�rations pas dupes et revenues des anciennes litanies. Pour ne pas l'avoir compris, Bouteflika s'est inutilement tir� une balle dans la jambe, mercredi. Il ne lui reste plus qu'� assumer la morale de l'histoire: un Etat de droit ne se raconte pas. Il se construit.