Nos gouvernants cultivent le travers de faire pourrir les choses au lieu de les faire m�rir. En d�autres termes, ils ne capitalisent pas les exp�riences, faute de les accumuler. Ce faisant, ils croient pouvoir durer en maintenant advitam eternam le statu. De leur point de vue, la logique est impeccable : pourquoi changer quoi que ce soit si aucun besoin de changement ne s�exprime ? A l�exception des �jacqueries� et autres �meutes qui explosent ici et l� contre les coupures de courant, les distributions de logements sociaux jug�es in�quitables, l�absence d��coles ou de routes, le front social para�t plut�t calme. Pourtant le statu quo est mortel. Or, qui d�autres que les intellectuels peuvent donner forme et coh�rence � ce besoin ? Pourquoi sont-ils aphones ? Leur situation invite � un double exercice : - � reconsid�rer nos grilles de lecture avec ce que cela comporte comme questionnements de fond sur la �bo�te � outils� jusque-l� usit�e pour saisir la r�alit� v�cue ; - � initier des convergences th�oriques comme tremplin � des compromis futurs p�rennes parce que lucides. L�ordre politique national repose sur un paradoxe : c�est un ordre autoritaire et in�galitaire � caract�re pr�bendier /rentier ; c�est un ordre fortement extraverti. La cons�quence de ce bin�me est double : primo, si l��tranger a besoin d�un Etat de droit, la pr�occupation d�mocratique lui semble accessoire ; il a �galement besoin d�un Etat fort, peu importe qu�il soit repr�sentatif, comme si l�un pouvait aller sans l�autre ; secundo, il a enfant� une construction politique, syndicale et associative th��tralis�e � au sens o� l�expression spontan�e des forces sociales est �clips�e et contenue au profit d�un jeu de r�les pr�alablement orchestr�. Si l�on s�accorde sur le premier point � une construction autoritaire et in�galitaire nourrie par la rente � on conviendra ais�ment que l�exercice du pluralisme politique, syndical et associatif participe d�une r�gulation par la violence et d�une tradition autoritaire s�culaire du pouvoir. La soci�t� alg�rienne se trouve aujourd�hui � mi-parcours d�un ordre agonisant, mais toujours actif, construit sur la violence et d�une vague hybride d��conomie de march� (avec les pr�mices d�une r�gulation), de capitalisme (o� des monopoles priv�s tendent � supplanter la faillite de l�Etat gestionnaire), de larges secteurs livr�s � l�informel, de poches mafieuses et de bazar. Cette proposition est construite sur une d�marche critique et autocritique qui consacre d�finitivement l��chec des grilles ant�rieures de lecture : le marxisme pur, la voie non-capitaliste de d�veloppement (VNCD), le socialisme sp�cifique, les r�formes. Dans le prolongement des travaux de Marx sur notre pays (voir Marx � Alger, recueil d��crits essentiellement sur la propri�t� fonci�re lors de son s�jour pour soins, ou encore Sur les soci�t�s pr�capitalistes de Ren� Galissot, paru au CERM), il s�est d�clin� un moment la proposition tentante de �mode de production asiatique �. Elle �tait tentante parce qu�elle r�sulte de l��tude d�une formation organis�e autour de la rente et de la monoculture. Elle �tait cependant inop�rante parce qu�elle supposait un �tat central fort, souvent plus que centenaire. La voie non capitaliste de d�veloppement, d�inspiration diplomatique sovi�tique, a pour sa part nourri la r�flexion et l�action de g�n�rations d�intellectuels organiques jusqu�� la chute du Mur de Berlin (on garde en m�moire un bel �tat des lieux, au demeurant fort pr�monitoire de notre ami Abdelmadjid Bouzidi sur cette grille, paru dans la Revue alg�rienne� la fin des ann�es 1970). A d�faut de mener � terme leur �r�volution nationale et d�mocratique�, les fameux �d�mocrates r�volutionnaires � ont partout enfant� de monstruosit�s oligarchiques, r�pressives et corrompues. Le m�me sort a �t� r�serv� par l�histoire contemporaine au socialisme sp�cifique, d�essence populiste, conceptualis� par les jeunes dirigeants des Etats postcoloniaux. L�ultime effort local de conceptualisation a �t� fourni par l��quipe qui a pr�sid� � la mise en �uvre des r�formes dans notre pays, au d�but des ann�es 1990, avec la mise en exergue de la notion de rente. Elle d�coule des travaux de Corden et Neary sur �la maladie hollandaise�. Cet effort est cependant rest� inachev� faute d�une identification pouss�e des fili�res de la rente et de leur articulation avec le mode d�exercice du pouvoir. A vrai dire, une partie de l�explication de la d�mission des �lites est � chercher dans ces �checs successifs � mettre au point une th�orie partag�e pour saisir la r�alit�. Le statu quo qui nourrit le d�sarroi, la d�mission ou la fuite des intellectuels est certainement li� � l�absence de rep�res apr�s l�effondrement des rep�res intellectuels h�rit�s de la sph�re marxiste ou n�o-marxiste. Quelle alternative autre que le n�olib�ralisme de bas �tage (dixit �le socialisme de la mamelle� et autres incongruit�s) et la �contre-r�volution � fondamentaliste ? Le rapprochement entre les recherches de sociologues/ futurologues (Alvin Toffler, Z. Brzezinski et plus r�cemment Jacques Attali), ouvre une piste int�ressante. Toffler d�crit dans The Third Wave (La Troisi�me Vague), paru en 1980, trois types de soci�t�s et introduit le concept de vagues. Chaque nouvelle vague pousse l'ancienne soci�t� et �tablit la nouvelle. La soci�t� de la premi�re vague est celle de la violence. La soci�t� de la deuxi�me vague est celle de l�argent. La soci�t� de la troisi�me vague est la soci�t� dite postindustrielle (post ann�es 1950) ; elle est caract�ris�e par l'information, la technologie et la tr�s grande diversit� des sous-cultures. Dans Revolutionary Wealth, paru en 2006, Toffler et son �pouse cosignent une analyse d�taill�e de notre soci�t� actuelle dans laquelle la cl� de la prosp�rit� est la connaissance et non plus l'argent. Entre-temps, Z. Brzezinski avait d�j� fix� l�information et la communication comme moteur et finalit� du processus qui organise les soci�t�s modernes dans La soci�t� technotronique. Enfin, Jacques Attali est r�cemment venu projeter les �volutions attendues de cette soci�t� d�ici l�horizon 2050 dans Une br�ve histoire de l�avenir. Les apports m�moriels des acteurs, les recherches particuli�res d�historiens contemporains (comme Jacques Fr�meaux et Omar Carlier), enfin la possibilit� de la mesurer statistiquement donne � la th�se un attrait certain. Il est, en effet, possible de mesurer aujourd�hui statistiquement le niveau de violence affectant une soci�t� gr�ce � un premier outil : l�indice mondial de la paix (Global Peace Index), �labor� par la Banque mondiale. Cet indice rel�gue notre pays au bas de l��chelle du classement des 121 Etats scrut�s : il est 107e, avec un lourd potentiel de violence �valu� � 2 503 points. Il est ainsi plus agr�able de vivre � Oman (22e), au Qatar (30e), en Tunisie (39e) ou au Kowe�t (46e) qu�� Alger. Le poids de la violence est par ailleurs accessoirement mesur� par l�indice d��chec (Failed State Index) �tabli par l�agence Fund for Peace � qui �value par ordre d�croissant le degr� d��chec des Etats. Selon cette agence, l�Alg�rie est pass�e de la position 72 en 2006 � 80 en 2007. Son indice mesure par ordre d�croissant le degr� d��chec des Etats sur la base, entre autres, de la criminalisation et/ou la d�l�gitimation de l�Etat, le fonctionnement de l�appareil s�curitaire comme un Etat dans un Etat, la d�t�rioration des services publics, l�application ou la suspension arbitraire de la loi, la violation des droits de l�homme, la fragmentation des �lites, la distribution in�quitable des richesses, les d�placements internes de population et la migration externe. Ce n�est pas par coquetterie intellectuelle que la Banque mondiale calcule l�indice mondial de la paix. C�est probablement dans la paix que se d�veloppent les cit�s et le commerce et l�indice mondial de la paix y aff�rent inspire largement les classifications de Doing Business pour appr�cier le climat des affaires et inspirer en bout de course les recommandations du FMI. A. B. Cette chronique expose les premi�res propositions m�thodologiques de la derni�re conf�rence programm�e � la fondation Friedrich Ebert. Les propositions suivantes seront expos�es dans notre prochaine chronique.