Nedim G�rsel, l��crivain turc, est devant les tribunaux depuis le 5 mai. Il risque la prison. Six mois � un an. Son dernier roman, Filles d�Allah, un beau succ�s de librairie avec 30 000 exemplaires vendus, succ�s de critique aussi dans son pays, serait de nature � blesser �les sentiments religieux de la population turque�. Pour s��tre autoris� � camper le Proph�te de l�islam en personnage, il est accus� d�avoir �vilipend� publiquement les valeurs religieuses d�une partie de la population� et, ce faisant, �menac� la paix sociale �. Le procureur de la R�publique avait, dans un premier temps, prononc� un non-lieu mais sous la pression de la Direction g�n�rale des affaires religieuses (la Dinayet), directement reli�e au Premier ministre, Recep Tayyip, le tribunal de grande instance de Sisli-Istanbul a d�cid� d�intenter un proc�s. Le romancier n�a qu�un seul argument � faire valoir, mais qui, dans l'univers de la raison, devrait suffire : �Il s�agit d�un roman�, r�p�te-t-il. Comme �a ne semble gu�re convaincant, il ajoute qu�il �respecte la foi et les croyants� et il rappelle surtout que, dans sa strat�gie pour int�grer l�Union europ�enne, la Turquie a su faire profil bas comme lorsque Erdogan a d�clar�, lors de la remise d�un prix litt�raire, qu�elle �n�est plus un pays qui juge ses �crivains�. Mais chassez le naturel... En ardent d�fenseur de l�entr�e de la Turquie dans l�Union europ�enne, Nedim G�rsel publie la m�me semaine en France, La Turquie, une id�e neuve en Europe. (Editions Empreinte Temps pr�sent), plaidoyer pour son pays. Profitant d�une renomm�e internationale, l�auteur turc b�n�ficie d�j� du soutien de grands noms de la litt�rature mondiale, dont Le Cl�zio, prix Nobel de litt�rature. Ce n�est pas le cas de Boussa�d Ouadi. Ce professionnel du livre de chez nous, doubl� d�un passionn� de culture, a ranim� la librairie des Beaux-Arts, rue Didouche-Mourad, � Alger. L'endroit est loin d��tre anodin. Il �tait l�antre de Vincent, le mythique libraire, assassin� par les GIA en 1994. Depuis, notre ami Boussa�d a repris l�affaire et l�a ressuscit�e comme lieu de culture, un peu en marge de ces libraires issus du secteur d�Etat qui ont cru l�gitime de devoir se partager le patrimoine public. Ces derniers sont des �professionnels � parce qu�ils grattaient du papier dans les soutes ou les cimes de l�entreprise d�Etat qui monopolisait tout ce qui avait un rapport avec le livre, de la publication � la distribution en passant par l�importation. Boussa�d Ouadi n�est pas format� dans les m�mes tawabith. Depuis 4 ans � la librairie des Beaux-Arts, dont il a fait un pr�cieux point de rencontre entre lecteurs et �crivains, il a cr�� un lieu o� on pouvait acheter des livres mais aussi, et surtout, discuter avec un f�ru de livres et de culture qui sait de quoi il cause. Il avait, par exemple, l�ambition de faire venir les livres en express � la demande des lecteurs o� qu�ils paraissent dans le monde, comme c�est le devoir de tout libraire qui se respecte. Mais voil�, pour cela, on a fait jouer contre lui des lois qui exigent un seuil �lev� de capital social (2 milliards de centimes) sans compter, bien entendu, le parcours du combattant que sont les visas des minist�res de la Culture, de l�Int�rieur et des Affaires religieuses. En outre, les directives de la banque exigeaient, pour chaque livre import�, des conditions, ubuesques : des certificats phytosanitaires, des certificats d�origine et de conformit� ! Pas mieux pour �touffer un libraire ind�pendant dont le but n�est pas de faire des ronds ! La librairie des Beaux-Arts doit fermer tr�s prochainement. On ne pardonne pas non plus � Boussa�d Ouadi d�avoir �t� l��diteur de Mohamed Benchicou, ce qui supposait un certain courage. Ce qui lui valut aussi, ipso facto, d��tre �limin� d�office de tous les programmes de subventions et d�aides � l��dition. Qu�y a-t-il de commun entre N�dim G�rsel et Boussa�d Ouadi ? La m�me volont�, d�un c�t�, de faire voyager les lecteurs, de favoriser l�intelligence et l�imagination, de d�fendre le droit � l�expression et la libert� face aux dogmes et aux museli�res, le m�me pari sur la culture comme terrain d�entente entre les hommes et moyen de lib�ration. En face, m�mes m�thodes de pression par la justice, par les carcans �conomiques, ce qui est une pression politique qui ne s�assume pas. M�me volont� d��touffer la beaut�, de dresser des prisons mentales et, au besoin physiques, afin que la parole et l�art ne sortent pas des confins de m�diocrit� et de suj�tion plant�s comme des valeurs sacr�es par le pouvoir. Il est vrai que la librairie des Beaux-Arts est comme une oasis de culture dans une art�re de la capitale o� l�argent, celui des �repentis� et de ceux qui les ont fait repentir, s'affiche dans les vitrines des boutiques de chaussures et des pizz�rias. Les diff�rences entre G�rsel et Ouadi ? La premi�re, c�est l��vidence : on ne touche pas impun�ment � l��crivain turc, qui plus est pour cette raison. Depuis Salman Rushdie, en passant par Taslima Nasreen et d�autres, la solidarit� avec les victimes des atteintes � la libert� d�expression, notamment lorsqu�il s�agit d��crivains d�envergure, trouve un �cho fatalement plan�taire, et c�est tant mieux. Surtout lorsque le livre est non point un de ces br�lots provocateurs par lesquels des auteurs esp�rent �obtenir� des fatwas et la gloriole qui va avec mais de v�ritables �uvres de cr�ation. La deuxi�me raison est que, m�me si les atavismes id�ologiques sont coriaces, la Turquie est oblig�e de tenir compte de la respectabilit� qui lui est n�cessaire pour �tre admise dans l�Union europ�enne. Tandis que, chez nous, encore une fois, la culture de la man�uvre, de la dissimulation, du coup tordu fait de l��touffement d�un libraire et d�un �diteur, ind�pendant des minbars et des gu�rites de caserne, une histoire d��l�vation de loyer, un truc �conomique. La deuxi�me diff�rence, c�est le silence dans lequel se commet ce crime. Le silence, d�abord, de la corporation. Ensuite, et plus g�n�ralement, celui des intellectuels et des lecteurs. Il est clair que cette fermeture programm�e proc�de d�un r�tr�cissement des espaces o� devrait triompher l�intelligence et la culture au profit de cette grande prison, laide, aux murs suintant de servilit� et d�hypocrisie qu�on veut faire de l�Alg�rie. Allez, chiche, montrons que nous comprenons tous que si, comme dans les ann�es 1990, on laisse passer �a, ils en viendront � autre chose et ainsi de suite jusqu'� ce qu�il n�y ait plus personne pour gueuler.