Anouar Benmalek nous a habitu�s � des romans forts et d�rangeants autant par la th�matique qu�ils abordent que par les d�bats qu�ils suscitent ; sujets diff�rents, toutefois inspir�s de faits historiques ; l�extermination des aborig�nes, la guerre d�Alg�rie, la d�b�cle des musulmans en Andalousie ou encore le terrorisme. Dans le Rapt, plusieurs �v�nements douloureux s�enchev�trent. Eclairages avec l�auteur dans cet entretien. Entretien r�alis� par Nassira Belloula Le Soir d�Alg�rie : En terminant la lecture du roman, je me suis exclam�e : Benmalek est fou, fou et g�nial, c�est hallucinant. Il y aussi cette transition dans l��criture, plus �thriller�, une construction �cin�matographique �. Est-ce une �volution voulue ? Ou cela est-il d� aux personnages du roman ? Anouar Benmalek : Le choix du sujet de d�part (en r�alit� des sujets) est, �videmment, � la base m�me de cette structure de r�cit �tendu�. Le point de d�part du roman est le kidnapping d�un enfant, l��v�nement le plus abominable qui puisse advenir � des parents. On ne peut raconter, � mon sens, ce genre d��v�nement qu�en se pla�ant du c�t� de la peur totale, de l�h�b�tude qui paralyse le cerveau, et, surtout, de l�ignorance absolue du lendemain que doit faire na�tre un tel �v�nement dans la r�alit�. J�ai donc commenc� le livre en essayant de me couler le plus possible dans la peau des parents de l�enfant, en particulier du p�re. Cela impliquait de d�crire, d�une part, la terreur ignoble qui envahit chaque parcelle du corps, et le mur de noire incapacit� � pr�voir dor�navant la moindre bribe de futur. Le c�t� thriller et le suspense qui en d�coule n�ont pas �t� voulus � l�avance par l�auteur, ils se sont impos�s d�eux-m�mes au cours de l�avanc�e du roman. Je peux vous dire que je me trouvais parfois dans la m�me situation que mes personnages, incapable d�avoir une id�e claire de mon roman au-del� d�une vingtaine de pages. J�avan�ais dans l�histoire d�crite dans le Rapt � peu pr�s au m�me pas que les malheureux parents dont l�enfant a �t� enlev�. D�o� la forte sensation de suspense, et de construction cin�matographique qui l�accompagne. Vos personnages, Aziz, Mathieu et le Ravisseur sont d�une telle force que m�me apr�s avoir referm� le livre, nous sentons autour de nous leurs ombres, leurs angoisses, la noirceur de leurs id�es. Vous semblez si bien conna�tre la nature humaine� Personne ne peut pr�tendre bien conna�tre la nature humaine. Cependant, on peut avoir une id�e de son incroyable complexit� quand on exp�rimente soi-m�me les grands sentiments : la peur, l�amour, la l�chet�, etc. Quand je d�cris un sentiment extr�me, j�essaie d�agir de mani�re la plus modeste, la plus clinique possible : �criture blanche, simplicit� des mots, action r�aliste au possible, en �vitant comme la peste le pathos et les �grands� mots. Moins vous �bavardez�, plus votre description est �plate�, presque � la mani�re d�un proc�s verbal, et plus vous augmentez vos chances d�approcher �l�indicible� des sentiments humains. Mathieu est path�tique, renferm� et attachant. Mais il reste conscient, malgr� le choix de devenir alg�rien. Il a �t� un soldat fran�ais, il a pratiqu� la torture, d�o� sa honte perp�tuelle... Mathieu est devenu tortionnaire un peu par hasard, sans vraiment le d�sirer, mais sans vraiment s�y opposer. En cela, il est semblable au reste des �tres humains, qui glissent parfois vers l�ignominie par petits pas, sans m�chancet� v�ritable, par paresse au fond. La barbarie est souvent le fait d��tres ordinaires. Harendt avait d�j� parl�, � propos des tortionnaires de la Seconde Guerre mondiale, de la banalit� du mal. Mathieu a la chance de s�en rendre compte, mais l�occasion de se racheter aux yeux de l�enfant qu�il a �t� ne lui est donn�e qu�� la fin de sa vie. Et le prix pay� pour cette r�demption tardive va �tre tr�s �lev�. Le ravisseur est sinistre et m�me si nous n�avons affaire qu�� sa voix, � son rire sarcastique, sa puissance nous donne la chair de poule. Nous apprenons finalement qu�il y a de la souffrance derri�re sa haine. Comment se dessinent donc les traits de vos personnages ? Paradoxalement, malgr� mon d�go�t, je finis par �prouver de la compassion pour cet individu qui choisit d�lib�r�ment une adolescente innocente pour se venger de fa�on si atroce du mal qu�on lui a fait un demi-si�cle auparavant. Son �me a, dans les ann�es 1950, litt�ralement �explos� et, depuis, il n�est que souffrance. L�Alg�rie victorieuse n�a pas voulu prendre en compte son besoin de consolation, elle a crach� sur son chagrin, crach� sur la m�moire de ses proches tu�s comme des b�tes par des maquisards en proie � la folie meurtri�re des r�glements de compte fratricides. Alors, au nom de l�amour qu�il porte aux siens assassin�s, il a d�cid� de faire partager sa douleur (dont on refusait de reconna�tre la l�gitimit�) aux innocents du temps pr�sent ! Le Rapt est dur, douloureux ; cette Alg�rie que vous racontez (intol�rance, violence, suspicion, ins�curit�) nous la connaissons pourtant, elle nous est �trang�re, elle effraie m�me. Ne pensez- vous pas avoir �t� trop dur ? Notre pays est un pays qui a connu les pires �preuves, que ce soit pendant la colonisation proprement dite, pendant la guerre de Lib�ration ou pendant la p�riode post-ind�pendance. Nous, en tant qu�Alg�riens, avons souvent choisi d�ignorer cette constatation �l�mentaire de la violence de notre histoire en faisant preuve d�une aptitude spectaculaire pour l�oubli. Toute notre histoire officielle est jalonn�e de ces appels � �oublier�, parfois rendus �obligatoires� par la loi, au nom des amnisties que l�on ne cesse d�opposer au travail caut�risant et maturateur de la m�moire. Notre Alg�rie est dure, cruelle envers ses enfants certes, mais ce n�est pas en adoptant la politique de l�autruche que nous �viterons la r�p�tition des drames qui, p�riodiquement, secouent notre soci�t� : enfouir dans la boue du pass� le souvenir de Melouza et de la �bleu�te�, par exemple, n�a pas emp�ch� les grandes boucheries de Bentalha et de Ra�s de se produire� Certaines descriptions de votre roman, notamment le massacre de Melouza, sont insupportables ; cela cr�e une sorte de malaise, profond et d�rangeant. N�avezvous pas �t� trop cat�gorique ou trop explicite avec la R�volution ? Melouza (ou, plus exactement, le massacre de B�ni Illman en mai 1957) n�est pas un concept abstrait, destin� � servir d�instrument politicien dans des joutes rh�toriques ; Melouza est d�abord la mise � mort de gens comme vous et moi, qui avaient aussi mal que vous et moi quand on les �gorgeait, leur coupait les membres ou leur fracassait le cr�ne � l�aide de pioches. Ne jamais oublier l�aspect �physique� d�une tuerie quand en on discute ! De plus, mon livre n�est pas un livre sur la guerre de Lib�ration dans son ensemble. Il parle �seulement� d�un �pisode monstrueux du combat lib�rateur. La guerre de Lib�ration �tait on ne peut plus n�cessaire, tant �tait indigne l��tat de suj�tion que le colonialisme imposait aux Alg�riens. D�ailleurs, un personnage du roman dit que seul celui qui a un esclave dans la t�te peut avoir �t� contre la lib�ration du pays. Ce n�est donc pas la guerre de Lib�ration qui est en cause, mais les crimes qui, parfois, ont pu �tre commis en se servant artificiellement de sa n�cessit�. Le livre affirme simplement : la fin ne justifie pas tous les moyens ! Nous sommes maintenant suffisamment m�rs pour pr�f�rer le paysage aride de la v�rit� aux mensonges colport�s depuis si longtemps par la propagande officielle : oui, il y a eu de nombreuses pages lumineuses d�h�ro�sme pendant la guerre d�ind�pendance ; et oui, il y a eu aussi d�autres pages plus sombres, honteuses m�me, criminelles parfois. En parler honn�tement n�est pas d�nigrer le combat lib�rateur, c�est juste faire le tri indispensable entre les h�ros et les assassins. Le massacre de Melouza ne constitue pas au fait le point focal du roman ; c�est avant tout l�histoire d�Aziz, un homme d�aujourd�hui, en prise avec les d�mons d�aujourd�hui. Un homme qui accepte de tuer pour l�amour de sa fille. N�est-ce pas que tuer pour la �cause� devient un acte �tol�r� et �vital� ? La question pos�e � un certain moment du roman est la suivante : peut-on �tout� faire pour sauver ceux qu�on aime et, en particulier, les plus vuln�rables, les plus �innocents� ? Aziz, le p�re de l�enfant, se r�signe � r�pondre par l�affirmative, mais je ne souhaite � personne d��tre confront� � ce genre de situation. Chacun de nous ignore comment il agira, jusqu�� ce que le destin et le malheur le forcent � choisir. Lorsque Aziz doit tuer un innocent, comme l�exigeait de lui le ravisseur de sa fille, il tue quelqu�un qui a tortur� des gamins durant les �meutes d�Octobre 88. Est-ce une mani�re d�en finir �psychologiquement� avec Octobre 88 ; la mort de cet homme est-elle symbolique ? Octobre 1988 fait partie de ces grands trous noirs de l�histoire de l�Alg�rie contemporaine. Pour ma part, pour avoir c�toy� des gens qui avaient �t� tortur�s par les services de s�curit�, je n�ai jamais accept� de placer leurs souffrances sur la colonne des pertes soi-disant in�vitables d�un suppos� processus de r�conciliation � qui n�a jamais eu lieu, d�ailleurs, puisqu�il a �t�, au contraire, remplac� par l�enfer des ann�es 1990 ! Sur mon site, vous trouverez en t�l�chargement libre le terrible Cahier noir d�Octobre, recueil de souffrances inimaginables de ceux qui avaient �t� outrag�s, supplici�s et, parfois, tu�s par ceux-l� m�mes dont c��tait le devoir de les prot�ger. Vos personnages ont chacun une histoire. Et ils finissent d�une mani�re si inattendue qu�on a l�impression que leur destin�e vous a �chapp�, que vous n�avez plus d�emprise sur eux. N�est-ce pas cela la force de votre cr�ativit� ? Une fois �crit le dernier mot de mon ouvrage, je me livre parfois � l�exercice suivant : comparer le plan vague que j�avais dress� au d�but de mon roman avec le r�sultat final obtenu apr�s deux ou trois ans d��criture. Souvent, il n�y a plus la moindre ressemblance entre le projet r�v� et sa r�alisation. Le romancier contr�le ses personnages jusqu�� un certain point, mais s�il ne les laisse pas prendre leur essor, le risque est r�el que ces personnages demeurent artificiels. Au d�but de l��criture du Rapt, vous m�auriez bien �tonn� si vous m�aviez appris comment Aziz, Mathieu, Chehra et les autres personnages du roman allaient se comporter trois cents pages plus loin� Un romancier est, par d�finition, un ��lectron libre� ; il tire sa force de sa libert� d��crire et de sa libert� de s�approprier des �v�nements. Il est avant tout romancier et non historien ; donc le Rapt, c�est votre histoire, une histoire telle que vous la conceviez ? En aucun cas, le Rapt n�est ni ne se veut �uvre d�historien. L�historien a affaire � des cat�gories de masse ; le romancier, lui, s�occupe de destins particuliers qui n�ont pas pour vocation principale d�illustrer des comportements �typiques�. Dans le Rapt, c�est Aziz qui m�int�resse, avec ses particularit�s, ses d�fauts et ses qualit�s, et non pas le comportement des Alg�riens dans leur ensemble. Le roman ne se donne pas pour but d��tre �repr�sentatif� au sens statistique, il a la singularit� pour premier objectif. Ne pensez-vous pas que des sujets �sensibles � risquent d��tres mal compris. O Maria a �t� jet� aux g�monies pour une simple phrase �crite dans le roman. Sommes-nous pr�ts � respecter ce qui fait un romancier et de qu�il est peut-�tre temps de d�battre des sujets m�me tabous ? Le monde arabe se caract�rise actuellement par une propension autodestructrice � l�intol�rance, au rejet de la parole diff�rente, cette derni�re �tant accus�e de rompre une sorte de contrat implicite de statut quasi divin nous obligeant tous � �tre �fr�res� les uns des autres et � exister et �penser� de la m�me mani�re. Qu�elle est loin, cette p�riode de l�histoire de notre monde o� la pens�e n��tait pas aussi scl�ros�e par les dogmes les plus divers et par la violence exerc�e contre les dissidents par les gardiens int�ress�s de l�immobilit� religieuse, culturelle et politique ! La discussion, dans notre �re g�ographique, se r�sume � dire oui au (aux) chef(s) du moment. Les censeurs pullulent chez nous comme des vers dans une viande avari�e. Malheur � vous si vous vous �cartez de la vulgate ambiante et de la bigoterie commune ! En r�sum�, le monde arabe est tellement malade actuellement que n�importe quelle opinion libre fait probl�me et peut valoir � son auteur les pires �punitions�� Avec vous, la litt�rature devient un �tourbillon � o� se m�lent conscience et inconscience, elle est subversive et d�rangeante. Comment concevez-vous donc l�attitude de l��crivain ? L��crivain n�a qu�une vie. Alors, � quoi bon la g�cher � s��chiner � �crire si ce n�est pas pour changer l�ordre imb�cile des choses ? L��criture ne peut �tre que subversive ou, alors, elle ne vaut pas le papier sur lequel elle est imprim�e. Ce n�est pas toujours ais� d��tre fid�le � cette position radicale, tant les moyens de pression abondent dans notre espace civilisationnel, qu�ils proviennent des autorit�s ou de la soci�t� elle-m�me, si prompte � exprimer, �physiquement � au besoin, sa r�probation face aux moindres d�monstrations d�h�t�rodoxie. Mais vous ne commencez � m�riter ce beau titre d��crivain que si vous choisissez la difficult� de la v�rit� (ou, du moins, ce que vous consid�rez comme tel) � la place de la veule facilit� de la soumission g�n�rale. Vous dites que le roman est tir� d�une histoire vraie. Est-ce le rapt de Shahrazade dans l�Alg�rie d�aujourd�hui qui est vrai ou bien l�assassinat de la premi�re Shahrazade �g�e de trois ans, en 1957 ? Les deux sont vrais, � quelques d�tails de fiction pr�s. � B�ni Illman, la famille d�un garde-chasse avait �t� d�cim�e. Quant aux exemples d�enl�vement dans l�Alg�rie de ces derni�res ann�es, je pourrais vous en citer plusieurs dont l�issue, � chaque fois, s�est r�v�l�e tragique, le tout se d�roulant dans une indiff�rence g�n�rale assez scandaleuse. Un trio, l�enfant �souffre-douleur� � la femme tourment�e � la recherche de ses rep�res � l�homme qui ne contr�le plus sa destin�e, revient souvent dans vos romans, l�Enfant du peuple ancien, les Amants d�sunis et le Rapt ; avez-vous donc des blessures secr�tes ? Peut-�tre que cela refl�te une partie de mes motivations les plus inavou�es, si enfouies que je n�en suis pas tr�s conscient ! L�inconscient est � l�image d�un clandestin, il se faufile partout, sans attendre de vous une quelconque permission.