Certains devaient penser que Mouloud Mammeri ne pouvait tirer sa grande renommée que de quelque spectaculaire révolution littéraire, à moins que ce ne soit d'une révolution tout court. Ils découvriront, émerveillés et déçus à la fois, qu'il n'a finalement «fait qu'écrire de beaux romans», des histoires d'hommes et de femmes au contact de leur temps et de leur environnement. Ecrire de belles histoires est déjà une chose merveilleuse donc, et Mouloud Mammeri aurait pu en rester là avec, en prime, le succès qu'il a tout de suite connu. Dans la colline oubliée, ce village sans prétentions ni illusions, ruminait l'abominable résignation : entre deux guerres pouvait-il y avoir autre chose que la guerre ? Des habitants convaincus d'être frappés de malédiction pouvaient être aussi frappés d'incapacité naturelle à saisir leur destin, mais Mammeri était là, comme par inadvertance pour transformer les palpitations des humbles en fulgurantes projections. Jamais affront n'a été aussi dur pour lui que celui d'avoir connu l'anathème et la censure pour «ça». Pire, il n'a pas toujours trouvé le baume au cœur qu'il pouvait espérer dans la gauche agitation de ceux qui lui tressaient des lauriers. «Le temps n'est plus où une culture pouvait se tuer dans l'ombre, par la violence ouverte et quelquefois avec l'acquiescement aliéné des victimes», dira-t-il bien plus tard pour renvoyer dos à dos les uns et les autres. Dans Le sommeil du juste, son deuxième roman, il retraçait, toujours collé aux palpitations des siens et de son temps, les bouleversements et les ruptures provoquées dans la société algérienne par la guerre mondiale et préfigurait déjà le militant apaisé, le chercheur efficace et le romancier talentueux que l'histoire lui retiendra. En ce sens, Mouloud Mammeri aura synthétisé avec un rare bonheur les colères les plus tapageuses et les haltes les plus lucides. Sa mort, il y a vingt ans, dans un accident de la route, bête et dramatique, aura poussé jusqu'au bout la déroute de ceux qui, aveuglés par l'admiration ou par la haine, refusaient obstinément de le voir tel qu'il était. Mammeri était un homme, un vrai. Et ce qui ne gâte rien, il nous a laissé de beaux livres, des conclusions scientifiques et l'esquisse d'une trajectoire.