Du moins pour les initiés et les avertis. Toutefois, avec un peu de réticence en rapport avec la coutume. «Had El aâm makech rihtou», confie cette dame d'un âge avancé Marches du vendredi et pouvoir d'achat au plus bas, que jamais ne se conjuguent au même temps de l'indicatif présent. Tradition oblige, les familles algériennes n'ont pas dérogé cette année, en matière de préparatifs accordés, des semaines voire des mois, à Sidna Ramadan. Si politiquement et socialement, le pays est en ébullition depuis la Révolution du 22 février, déclenchée quelques jours auparavant par la fameuse manifestation anti 5e mandat par la population de Kherrata, les achats nécessités en ce mois sacré ont débuté bien plus tôt. Du moins pour les initiés et les avertis. Toutefois, avec un peu de réticence en rapport avec la coutume. «Had El aâm makech rihtou», confie cette dame d'un âge avancé, en faisant allusion au mois de Ramadan, dont on prépare l'arrivée de manière exceptionnelle, notamment l'achat de toutes sortes de denrées prisées et propres à l'évènement. Autres temps, autres mœurs, la disponibilité ne se posant plus, c'est plutôt l'oseille qui vient à manquer, en ces temps où le dinar ne pèse pas lourd. Et puis, stocker quoi ? Des amandes à plus de 2200 dinars, les raisins secs à 1000, les pruneaux à 1100 ? De la viande rouge à 1500 dinars ? Des prix assommants, malgré les assurances du ministre du commerce de veiller au plafonnement. Des déclarations accueillies par des grèves, d'abord pas les agents du contrôle des prix et de la qualité, puis par les mandataires du marché de gros des Eucalyptus. Même les légumes secs, érosion du dinar aidant, nous toisent, manière de prendre leur revanche sur une époque où ils évoluaient en bas de gamme. Les temps ont bien changé, en effet. La particularité du Ramadan 2019, c'est sa coïncidence avec le soulèvement historique du peuple algérien, contre un système enraciné tel un olivier centenaire. Un cri de colère à l'unisson contre un régime atteint de surdité et de cécité politique, grignotant le temps dans un espoir illusoire de s'imposer par l'usure. «Maâlich» ( peu importe), dira la vieille, expliquant du coup que la volonté d'un peuple est la raison du plus fort. «Même le jeûne, affirme-t-elle, ne pourra pas altérer notre volonté. Nous maintiendrons le rythme jusqu'à ce qu'ils (le système) cèdent à nos revendications légitimes». Sa voisine, chargée d'emplettes, marque une pause en entendant notre conversation. «Yetnahaou ga3, yetahasbou ga3», entame la dame, avant de renchérir que «si la situation du pays n'est pas des meilleures, on ne peut en revanche faire fi de notre quotidien». «On a vécu des situations critiques, dit-elle, mais il faut bien vivre sa vie. Comme vous voyez, je viens de faire des courses pour préparer le f'tour, que Dieu le bénisse pour nous». La grande lessive Incontestablement les Algériens adorent l'eau. Pas pour la boire, puisque de ce côté, les statistiques nous classent parmi les peuples les moins buveurs d'eau dans le monde. C'est pour l'usage domestique. Faire le parterre à grande eau est un geste inné chez nous. Accueillir le mois sacré sans le rituel nettoyage général est presque un blasphème. On le fait, quelles qu'en soient les conséquences. L'histoire vécue par cette vieille est assez étonnante. Elle raconte avoir fait plusieurs chutes graves en faisant le ménage pré-Ramadan. Fracture du poignet, du coccyx, du péroné, et deux côtes fêlées dans l'exercice de ses fonctions de ménagère. Quatre chutes s'étant soldées à chacune d'elles, par des semaines de traitement médical, dont deux hospitalisations. L'invétérée n'en démord pas pour autant et continue, selon elle, malgré son âge avancé, à participer aux travaux ménagers menés par sa belle-fille. «Tout doit être fait à l'eau et aux détergents, les murs et parterre des chambres, les sanitaires et les balcons. Chez moi, on a même refait la peinture de la cuisine et de la salle à manger. Je n'ai, certes, pas la vigueur d'antan, mais je contribue avec ce que permet ma condition physique», affirme l'énergique vieille. Généralement, la mission de ce qu'on nomme parfois la grande lessive ressemble à la «touisa», travaux nécessitant la participation physique de tous les membres de la famille. Hamid est de cet avis, puisque lui-même, il aide sa femme et leur fille à mener à bien cette mission. «Je me charge, dit-il, des travaux en hauteur, à savoir nettoyer les plafonds, les lustres, les cadres des fenêtres et volets. Il arrive aussi que je donne un coup de pinceau à la tuyauterie. Le reste (murs et sol et meubles) est à la charge de ma femme et de notre fille étudiante. Les garçons, nous en avons deux, ne se sentent pas concernés par cette tâche». Femme de ménage, dites-vous ? Certaines familles recourent à une solution moins fatigante, celle de faire appel aux services d'une femme de ménage. Toutefois, cette option est loin d'être judicieuse, comme on peut le constater. Economie de marché oblige, la femme de ménage pose aussi ses conditions, notamment le volet relatif à sa rémunération. A travers les tarifs suivants, l'on se rend compte, en effet, que ce n'est pas gagné. La cuisine à 3500 DA, le salon à 2.000 et les chambres à 1.000 DA la pièce. Les sanitaires (toilettes et salle de bain) sont à 1500 DA, et pour terminer, 500 DA par balcon. Un calcul d'épicier affiche une ardoise d'environ 10.000 DA pour un F4, sans compter l'achat des détergents. Ajouter à cela un bon repas pour l'ouvrière, et la boucle est bouclée. Avec tout cela, la maîtresse de maison doit superviser le travail, et tout moment d'inattention ou de baisse de vigilance peut donner lieu à un bâclage. D'aucuns, les plus avertis, rejettent, en raison de cas enregistrés, cette solution pour, d'une part, prestation non satisfaisante, et d'autre part, compte tenu de vols commis par abus de confiance. Djaafar nous relate un cas d'espèce, qui s'est déroulé il y a quatre ans dans le quartier huppé de Saïd Hamdine, dans la commune de Hydra. C'est l'histoire d'une dame à la recherche d'une femme de ménage. Une amie à elle lui recommande une connaissance, s'étant occupée de lui faire le ménage quelque temps auparavant. Elle se porte même garante de son côté sérieux. Les présentations faites, la femme de ménage est engagée. Deux mois après, la famille est partie en vacances et l'ouvrière mise en congé, non sans avoir perçu un pécule en attendant la rentrée. Une malheureuse surprise attendait, en fait, les vacanciers. La maîtresse de maison s'est aperçue, en ouvrant son coffret à bijoux, de la disparition de ces derniers, ainsi qu'une somme de 100 millions de centimes, dissimulés dans le fond de la penderie. Dépôt de plainte fait, les enquêteurs axèrent leurs investigations sur la femme de ménage, qui a disparu de son adresse où elle vivait seule. Quelques mois après, son signalement a été communiqué dans une ville de l'ouest, où un mandat d'arrêt a été lancé contre elle. Cette dernière finira par avouer son forfait, expliquant avoir dupliqué les clés durant l'absence momentanée de la maîtresse de maison. Le montant du larcin a été estimé à 500 millions de centimes, dont seulement le tiers a été récupéré chez la mise en cause, qui a été écrouée à la prison d'El Harrach, raconte notre interlocuteur. Ramadan, achats et Hirak : bon ménage Ammi El Hachemi est un homme pragmatique. Du haut de ses 78 ans remplis de sagesse et d'expérience, il fait la distinction des choses. Pour lui, le Ramadan, c'est sacré. «Nous avons, dit-il, nos traditions pour accueillir ce mois en lui consacrant toute notre foi, mais il n'est pas interdit de se faire plaisir en succombant aux petits caprices. Personnellement j'adore les petits plats mijotés, lham lahlou, chebah essefra (pâte d'amande aux fruits confits, arrosée d'un sirop), bourek, cigares aux amandes à déguster avec un bon thé à la menthe. Je ne m'en prive pas. L'essentiel, c'est de ne pas gaspiller. Qelbellouz, le vrai, avec de la pâte d'amande, est toujours présent dans nos soirées». Abordant l'actualité, caractérisée par le Hirak, le vieux répond franchement que chaque chose est en son temps. «J'ai été dans la rue parmi les protestataires, chaque vendredi depuis le 22 février. Je n'ai raté aucune des marches. Ils s'obstinent, nous insistons à réclamer nos revendications. je suis prêt à marcher durant le Ramadan, et ma volonté comme celle du peuple est inébranlable, inch'Allah. Ceci étant, la vie doit continuer son cours, et comme il est dit dans le Saint Coran, ‘n'oublie pas ta part de la vie'. Nous obéissons aux règles de sacralité que le Seigneur a accordés à ce mois. Durant la glorieuse Révolution, lutte et religion faisaient bon ménage, mais on ne s'interdisait pas les plaisirs de la table, en fonction des possibilités de chaque famille». Son congénère l'apostrophe par cette remarque sage, rappelant que les temps ont bien changé. «A notre époque, observe l'octogénaire, on achetait à l'avance certaines denrées, mais pas dans le but de stocker comme aujourd'hui, où les gens sont boulimiques. Des amis commerçants m'ont fait des confidences incroyables à ce sujet. L'un d'eux m'a cité le cas de ce père de famille, qui lui a acheté au premier jour de Ramadan, 30 sachets de lait ,et 2 chez son voisin. D'autres ont stocké de quoi nourrir une smala pendant un mois. J'en connais qui ont rempli congélateur, réfrigérateur et placard de cuisine avec toutes sortes de produits. Pourtant, on n'est plus au temps des pénuries, et tout est disponible dans le quartier. Pourquoi stocker, sachant qu'on n'est même pas sûr de vivre jusqu'au lendemain», dira le vieux. C'est pareil chaque année, les mêmes gestes, le même rituel marquant le Ramadan. Courses effrénées à la consommation, gaspillages en tous genres, nervosité, notamment entre automobilistes, balades pour tuer le temps, sous prétexte d'acheter le meilleur pain, la plus succulente zalabia, ou encore faire la queue chez le roi du mehchi (qelbellouz), sont essentiellement les points forts d'une journée ramadanesque. Quant aux soirées, chacun son hobby. Ramadan karim à tous.