Nabil est revenu du Salon du livre avec un dictionnaire français-anglais et un roman en format de poche. On ne peut pas revenir du Salon du livre les bras chargés quand on a pris dans la poche arrière de son jean un billet de deux mille et un autre de mille dinars, sans penser au sandwich, au café et au paquet de clopes. Nabil aime lire mais de préférence avec un ventre sans crampes, les poumons apaisés et la tête alerte. La lecture n'est pas «toute sa vie», comme disent ceux qui n'ont jamais lu un livre, mais il veut bien qu'elle occupe un coin de sa vie, comme disent ceux qui lisent quand ils trouvent quoi lire. Nabil a quarante ans, beaucoup d'illusions et zéro prétention. Il n'est ni riche ni pauvre, il ne se pose même pas la question mais il arrive qu'il se demande pourquoi il ne peut pas acheter beaucoup de livres, avant de se rappeler que c'est peut-être bien ainsi. S'il pouvait avoir tous les titres qu'il souhaite sans que ses conditions générales de vie ne changent, il n'aurait pas où les mettre. Peut-on avoir une grande bibliothèque dans un 52 mètres carrés, ou comme on dit chez nous, un F2 ? Parce que Nabil aime les livres mais pas quand ils prennent la place de la cuisine ou le coin de salon aménagé en chambre pour sa fille grâce à un paravent. Nabil est revenu du Salon du livre - il ne sait pas pourquoi mais il n'aime pas dire SILA- avec un roman de Yasmina Khadra qui n'est pas vraiment sa tasse littéraire mais il a profité de sa présence au stand de son éditeur pour avoir une dédicace. Nabil ne sait pas pourquoi il n'aime pas dire SILA, il ne sait pas non plus pourquoi il aime les livres dédicacés. Pourtant, il n'est pas le genre à frimer avec une signature indéchiffrable et une phrase incompréhensible d'un auteur. Il a toujours pensé que les livres sont faits pour être lus, pas pour exhiber la griffe de ceux qui les ont écrits comme des trophées. Mais une journée passée au Salon du livre vaut bien une signature, surtout quand on n'a acheté qu'un dictionnaire français-anglais et un roman de Yasmina Khadra. Nabil n'est pas un romancier qui s'ignore, pour inventer une histoire émouvante de romantisme. Non, avec ses trois mille dinars dans la poche arrière de son jean, il n'a pas pensé à sacrifier le sandwich et les clopes, ni même le café serré, pour pouvoir-éventuellement- revenir avec un troisième livre. Par contre, il n'est pas très sûr de vouloir vraiment le petit dictionnaire français-anglais mais il l'a acheté quand même. D'abord parce que Nabil n'est pas homme à vouloir une explication rationnelle à tout, ensuite parce que le petit dico n'est pas cher, enfin parce qu'il en a besoin pour perfectionner son anglais pour des considérations professionnelles. Alors, il a consulté le sac en papier gris qui contenait ses deux livres et il s'est dit qu'il ne s'en est quand même pas mal sorti. Il n'est même pas jaloux de ceux qui revenaient vers le parking avec des livres plein les bras. D'abord parce qu'il sait que pour acheter autant, ils doivent avoir plein d'argent. Ensuite parce qu'il sait que souvent ceux qui en achètent le plus sont ceux qui en lisent le moins. En arrivant chez lui, il s'est d'abord demandé s'il y a de la place pour les deux livres. Pour gagner du temps sur son problème d'espace, il les place sur sa table de nuit. Il entamera le roman dès le soir venu et comme il sait qu'il va s'ennuyer un peu parce qu'on s'ennuie toujours avec un roman de Yasmina Khadra, il parcourra par moments le petit dico. [email protected]