Il est resté collé à son téléphone depuis une semaine maintenant. Tout lui disait qu'il était en train de faire une crise de fabulation aiguë mais quand on croit aux chimères, on sait forcément vider sa tête de tout ce qui peut ramener à la réalité. C'est connu, pour avoir la tête dans les étoiles, il faut commencer par ne pas avoir les pieds sur terre. Il est resté collé à son téléphone depuis une semaine parce qu'il pense qu'il a une chance d'être «appelé». Djelloul veut être ministre mais ce n'est pas le plus surprenant. Le plus surprenant est qu'il peut être ministre et tout le monde fait semblant de croire qu'il n'a aucune chance. Et pourquoi Djelloul ne serait pas ministre donc ? Mais les question, c'est pour les autres, pour lui, les choses sont claires dans sa tête. L'avantage avec le delirium tremens, c'est comme l'avantage avec la mort. Celui qui hallucine ne sait pas qu'il hallucine, c'est aussi vrai qu'aucun mort ne sait qu'il est mort. Mais est-ce que Djelloul délire ? Pas vraiment. Est-ce qu'il est mort ? Certainement pas, les morts ne restent pas collés au téléphone. Avant d'être enterrés, personne ne leur met un appareil à portée de main. Une fois enterrés, il n'y a aucune couverture de réseau dans les tombes. Djelloul sait qu'il va être ministre. De quoi ? Ce n'est pas important. Puisqu'il n'a aucune qualification, ils peuvent le «mettre» n'importe où. C'est ça, la… polyvalence ! Oui, Djelloul est polyvalent. Ça lui revient, c'est ainsi qu'on appelle les footballeurs sans talent qui, en plus, ne sont ni gardiens de but, ni défenseurs, ni milieux de terrain ni attaquants. C'est génial, le foot, chez nous. Plus génial encore, sont les gouvernements. Il y a beaucoup de souvenirs qui viennent à l'esprit de Djelloul en ce moment. Ce doit être ça, l'esprit d'un ministre imminent. Il parait que les derniers moments avant qu'on vous appelle pour être ministre sont comme les instants ultimes avant la mort. Toute votre vie défile devant vos yeux à une vitesse généreuse. Non, Djelloul n'est pas mort, il le sait. C'est quand on est mort qu'on ne le sait pas. Il va être ministre. Du téléprompteur de sa vie, il a retenu une histoire récente. Il y a une dizaine d'années, un ancien membre du comité central du FLN, tombé dans l'oubli et le désespoir, a tenté de revenir aux «affaires». Réaliste, il a demandé un poste de chef de daïra qui a tardé à venir. Jusqu'à ce qu'on l'appelle pour être… ministre du Tourisme ! Djelloul a ses petites entrées dans le sérail mais il n'est jamais tombé dans l'oubli pour la simple raison qu'il n'a jamais été quoi que ce soit. Djelloul n'est rien mais il sait que «rien», c'est juste avant «chef de daïra». Il n'a fait aucune demande mais il sait qu'on peut penser à lui parce qu'on ne pense rien de lui. Le téléphone a finalement sonné, Djelloul est ministre et ceux qui pensaient qu'il n'avait aucune chance sont revenus de leur délirium tremens. Slimane Laouari