Il a dû neiger aujourd'hui. Notre météo est aussi capricieuse et incertaine que les services chargés de nous en faire les prévisions, mais il doit tout de même neiger quelque part dans le pays. Les services météo font dans l'approximation, genre annoncer la pluie à Bordj quand il ne pleut qu'à Sétif, ou le beau temps à l'Ouest quand seule Oran est baignée par le soleil. Mais ça leur arrive de «trouver», quand même. Un peu comme Yacine Kateb avait dit d'un écrivain, particulièrement prolixe : «Il (l'écrivain en question) écrit tellement que ça lui arrive de dire des choses intéressantes» ! Et on l'a tellement annoncée depuis le mois dernier qu'elle a fini par arriver, cette neige. Quant à l'altitude à partir de laquelle blanchira la terre, mieux vaut ne pas en parler. Les prévisions étant toujours revues à la baisse dans ce pays sauf pour les délais de réalisation et les coûts des projets, il neige toujours à 1000 mètres quand on annonce ça à 800 et à 1200 quand on le prévoit à 1000. Enfin, quand il neige. La météo ne se trompe pas dans un seul cas, quand c'est «salat el istisqa» qui… annonce la pluie. On devrait penser à organiser des prières pour la neige, c'est aussi de l'eau en devenir, mais apparemment, c'est plus compliqué que pour la pluie. Alors on reste prudents. Mais laissons… tomber la pluie, c'est de poudreuse qu'il s'agit aujourd'hui. Elle devait arriver jusqu'à Bouzaréah. Sinon, il aura neigé à Chréa et Tala Guilef, et ce n'est pas bien loin d'Alger. Deux cents mètres de hauteur en plus ou cent kilomètres de moins, ça ne nous pose pas de problème depuis longtemps. De toute façon, il y a ceux qui ne suivent pas la météo, habitués qu'ils sont à regarder le ciel plus que la télévision. Mokrane sent la pluie, il n'aime pas la neige. Pourquoi voulez-vous qu'il aime la neige ? Elle est froide et il n'a pas grand-chose pour se protéger du froid. Il vit de son troupeau de chèvres, et quand sa montagne se couvre de blanc, il pense que c'est une malédiction plutôt qu'un «manteau». Ses bêtes qui se nourrissent des arbustes des hauteurs doivent rester à la maison parce que les feuilles d'arbustes sont inaccessibles et la montée impossible pour leurs petites et frêles silhouettes de biches domestiques. Mokrane se chauffe toujours au bois et il devient de plus en plus en difficile d'en avoir depuis que la forêt ne lui appartient plus. Le mazout est cher. Le gaz de ville est bien arrivé dans les environs, mais son hameau isolé et problématique attend toujours. De toute façon, même s'il arrive, ce n'est pas sûr que Mokrane le «fasse entrer», vu le prix de l'installation. Non, il n'aime vraiment pas la neige, Mokrane. Il n'a jamais reçu de carte postale représentant des arbres pliant sous la neige et un ciel où tourbillonnent des flocons en folie, le tout observé à partir d'une baie vitrée à côté d'une cheminée où flambent des bûches factices. Mokrane ne connaît pas le chocolat et le vin chauds au retour des pistes. Il y a plein de belles choses qu'il ne connaît pas de la neige. Il n'en connaît même que les pires. L'isolement du village deux semaines durant, son petit troupeau décimé et sa femme portée sur son dos sur des kilomètres quand elle a accouché de son aîné. Mokrane vit à 800 mètres, et cette fois aussi, il fait confiance à la météo. Pour… se tromper.