Expert en hydrocarbures, le docteur Mourad Preure n'a cessé d'attirer l'attention en Algérie sur l'importance de l'intelligence économique. Il considère dans cet entretien que le patriotisme économique est un concept moderne de l'économie mondiale. Le Temps : La mise en chantier par le gouvernement d'un nouveau projet de stratégie industrielle et les changements opérés dans la politique d'investissements avec l'introduction récente de nouvelles règles fait craindre à certains investisseurs étrangers un retour en force de l'étatisme dans les dossiers économiques. Qu'en pensez-vous ? Dr Mourad Preure : Permettez-moi de vous dire que le retour de l'Etat dans son rôle de stratège et de grand ordonnateur du développement industriel national était pour notre part très attendu. Il est temps de s'approprier, en Algérie, le concept de patriotisme économique perçu de plus en plus comme un terme moderne de l'économie mondiale. Sur un autre plan, l'Etat algérien a tout à fait le droit d'étendre sa souveraineté par un contrôle accru sur les transactions effectuées par les sociétés étrangères dans le pays, sachant que dans les économies les plus libérales la loi peut empêcher, par exemple, la vente de filiale de groupes étrangers sans l'aval du gouvernement. L'Etat protège, ainsi, des secteurs entiers contre des prises de contrôle de sociétés étrangères. Grâce à des mécanismes appropriés, le gouvernement peut s'opposer ainsi, à tout moment, à la prise de contrôle d'une entreprise par un investisseur étranger. L'exercice consiste à éloigner les éventuels «prédateurs». Les autorités monétaires et le fisc en particulier se réservent un droit de regard sur les transferts des sociétés étrangères. C'est donc plutôt le retour en force du «patriotisme économique», n'est-ce pas ? Ce n'est un secret pour personne que les grandes puissances industrielles continuent à déployer, au vu et au su de tout le monde, de grands efforts pour protéger leur économie. De cette manière, les membres du G8 sont, eux, les premiers à assumer clairement leur patriotisme économique. Ce qui explique, peut-être, leurs nombreux conciliabules. Chez nous, l'avènement de l'économie de marché a élargi considérablement le champ de la concurrence. L'intrusion de firmes multinationales est, assurément, pour nous une nouveauté. On ne savait pas (ou du moins l'on faisait mine de ne pas savoir) que ces acteurs implantés du reste dans de nombreux pays à travers le monde ajustaient leurs choix stratégiques et tactiques en fonction de logiques globales. Ces sociétés s'implantent parfois dans un pays (par le biais d'IDE) dans le but de renforcer leur position concurrentielle à un niveau mondial, mais aussi parfois dans une logique spéculative pour en tirer un profit immédiat et quitter le pays dès que leur intérêt le dicte. Il est donc impossible pour un pays comme l'Algérie de fonder sa stratégie industrielle rien que sur la présence «virtuelle» de ces entreprises étrangères qui adoptent, la plupart du temps, des stratégies globales adossées parfois à l'intérêt national de leur pays d'origine. Et ce, quel que soit, bien entendu, le nom de l'actionnaire. D'où l'intérêt de l'intelligence économique, une préoccupation managériale d'une actualité brûlante dans les pays les plus avancés et dont les Algériens prennent, peu à peu, conscience. L'action de l'Etat doit être aujourd'hui volontariste et déterminée dans ce domaine. La préférence nationale pour les investisseurs nationaux doit être toujours fondée, toutefois, sur la qualité, l'innovation, la recherche permanente de l'excellence et le respect des standards internationaux de performance. Ce qui n'est pas une mince affaire à la vue des résultats mitigés de la mise à niveau opérée dans notre pays. Aussi, l'Etat doit agir avec tous ses moyens, y compris sa diplomatie. Dans ce domaine, la maîtrise de l'information revêt une importance primordiale pour agir toujours «en connaissance de cause». Quels sont les instruments à mettre en place ? La réactivation récente de l'outil statistique participe à mobiliser les énergies. Cela suppose aussi une action soutenue de modernisation de l'appareil de production menée sous la haute supervision de l'Etat. Plus qu'un effet de mode en Algérie, le patriotisme économique devient à présent un enjeu clé, une nécessité impérieuse qui implique l'engagement de tous les Algériens interpellés par les grands challenges scientifiques et technologiques de leur temps et qui aiment, par-dessus tout, sincèrement leur pays. Il est de plus en plus question aussi d'intelligence économique. Est-ce un effet de mode ? Compte tenu de ce qui précède, l'intelligence économique est devenue aujourd'hui une nécessité vitale pour nos entreprises. La maîtrise de l'information, laquelle se développe exponentiellement et de manière de plus en plus chaotique, devient un enjeu clé. Nos chefs d'entreprise ont souvent la conviction de maîtriser leur métier alors que le contexte a radicalement changé et le périmètre opérationnel complètement bouleversé. Nos entreprises doivent, désormais, devenir apprenantes, et s'articuler organiquement aux universités et à la recherche nationale. Elles doivent aussi penser monde et agir local. Elles ne doivent plus se suffire de leur marché domestique, par ailleurs convoité à leur insu par des concurrents provenant de l'autre bout de la planète. Internet agit en profondeur, réduisant les distances et décloisonnant les marchés pour créer le marché global… En quoi consiste globalement l'intelligence économique ? L'intelligence économique prend en compte deux dimensions organiquement liées de la nature même de l'entreprise : la première est que par définition, l'entreprise évolue dans un environnement hostile dont il lui revient de maîtriser et anticiper les évolutions pour détecter les opportunités et les menaces. La concurrence est une composante essentielle de cet environnement. La deuxième dimension de l'intelligence économique est son caractère national. Par cela, elle est indissociable du patriotisme économique. On parle aussi de e-transformation de l'entreprise. Qu'en pensez-vous ? Cette transformation technologique implique un regard nouveau sur les processus opérationnels. L'entreprise algérienne est parfois exposée à des concurrents situés dans des théâtres d'opération souvent éloignés de milliers de kilomètres et pourtant à portée de son marché par le fait des réseaux numériques. Ces concurrents issus de ces marchés peuvent lui contester sa clientèle, lui proposer de meilleures offres et parvenir même à la faire sortir du marché. Le champ de bataille est actif 24 heures sur 24, orienté par des concurrents de plus en plus audacieux et innovants. Ceci implique également une transformation totale de l'entreprise, un nouveau modèle d'entreprise… Tout à fait, l'entreprise algérienne devra fonctionner selon les mêmes standards que les meilleures firmes mondiales. Et rien ne l'en empêche. Nous le voyons bien aujourd'hui en Corée du Sud, en Chine et en Inde ! Il faut pour cela aller vers un nouveau modèle d'entreprise, caractérisée par son excellence, son pouvoir innovant et la modernité de son management ; une entreprise neuronale, sensible aux mouvements de son environnement, une entreprise agile, flexible, plutôt qu'un grand monstre à l'image des combinats soviétiques.
Quelles sont, selon vous, les priorités pour les entreprises algériennes ? Je crois que la priorité des priorités est de maîtriser les règles du jeu concurrentiel dans lequel elles évoluent. Cette concurrence tend, par ailleurs, à être de plus en plus sévère, considérant les importantes échéances posées par l'accord d'association avec l'Union européenne et l'adhésion de l'Algérie à l'OMC. Il convient donc non seulement de mettre l'entreprise au cœur de la stratégie industrielle mais aussi et surtout s'inquiéter de ses capacités managériales et technologiques à se mouvoir dans cet environnement hostile, à maîtriser la complexité et l'incertitude, à anticiper les menaces et opportunités et manœuvrer avec habileté. Entretien réalisé par Mohamed-Chérif Lachichi