Il racontait des histoires, le vieux Saïd. Tout le monde l'appelait «Aâmmi», y compris certains qui étaient de son âge ou même plus vieux que lui. Enfin, plus vieux est une façon de parler, puisqu'ils étaient plutôt moins jeunes. Car Saïd a «vieilli» très tôt. Pas parce que son corps a précocement faibli, il a toujours eu une santé de fer en dépit d'une vie très mouvementée et pas toujours facile, mais parce qu'assez vite, il s'est retrouvé dans la peau du sage. Peut-être même malgré lui, car Saïd ne prenait pas vraiment au sérieux ce statut dont il se demande souvent ce qu'il a bien pu faire pour le mériter. Quand il est seul, il sourit même intérieurement, de ce sourire capricieux, interrogatif mais résigné. C'est que dans son entourage, on a souvent pris un malin plaisir à lui inventer quelques histoires dont il sait qu'elles n'ont existé que dans l'imagination de ses proches. «Mais où est-ce qu'ils ont été chercher ça, mon Dieu ?», se disait-il, un instant sérieux, avant d'exploser dans un fou rire interminable qui le réinstallait dans une sereine et durable décontraction. Il aurait ainsi tout vécu dans sa jeunesse, avant de se «ranger». La faim, la prospérité, de longs et périlleux voyages, des conquêtes féminines impossibles, des lieux de travail inaccessibles même à ceux qui étaient plus qualifiés que lui, des rencontres avec de grandes stars dont on ne peut même pas rêver d'obtenir un autographe, il aurait dormi sous les ponts et dans les plus grands palaces, il aurait joué, gagné et perdu, embrassé et mordu comme disait Moustaki, cherché sans trouver, trouvé sans chercher, aimé comme un poète et détesté comme un méchant vieillard… On lui a tout collé. Mais il n'a jamais rien démenti. Quand il se mettait dans la peau d'un vrai sage éclairé, il se disait qu'après tout, mieux vaut ces mensonges sympathiques et affectueux que d'autres. Personne ne savait qui inventait tout ça, mais tout le monde vous dira le plus sérieusement du monde, parfois en jurant, que cela est arrivé à «Aâmmi Saïd». Mais personne ne se posait la question non plus. A la manière des blagues les plus drôles dont on ignore les auteurs, les histoires s'accumulent et on les mettait instinctivement, presque naturellement, sur son compte. Lui, continuait à raconter d'autres… histoires. Des contes du terroir, celles qu'on ne pouvait pas coller à sa vie parce que tout le monde convenait que c'était des histoires. Elles ont toujours eu comme théâtre un monde merveilleux qui remonte à des temps immémoriaux, avec des personnages, des faits aux frontières du réel, des péripéties rocambolesques, des fins toujours heureuses où le bien triomphe sur le mal et une morale à méditer. Les gens se regroupaient autour de lui pour un moment de bonheur simple. Attentionnés et admiratifs, ils le quittent toujours avec d'interminables et chaleureux remerciements. Un jour, alors qu'il venait de terminer d'en conter une, il avait terminé ainsi : «Viendra le temps où les petites histoires que vous inventez gentiment sur moi deviendront des contes. Mais je crains qu'il n'y aura personne pour les raconter et personne pour les écouter». Le lendemain, «Aâmmi Saïd» avait rejoint le ciel. Slimane Laouari