Ammar Kessab est docteur en sciences de gestion. C'est un expert international en politique et management culturel. Dans cet entretien qu'il a accordé au Temps d'Algérie, il revient sur les facteurs principaux qui ont conduit le secteur culturel, en Algérie, à cette situation chaotique qui le caractérise. Il considère que les mesures prises par le ministère de la Culture pour redresser la situation du théâtre ne sont qu'une diversion, et suggère de confier la gestion des théâtres aux associations culturelles ou à des coopératives théâtrales Le Temps d'Algérie : Le secteur de la culture, particulièrement le théâtre, vit une situation très critique. Pensez-vous que les mesures prises par le ministère peuvent résoudre cette crise ? Ammar Kessab : En effet, et malheureusement, le secteur culturel en général connaît une grave crise depuis l'effondrement du budget de la culture (-62% en 2017 par rapport à 2016). Les théâtres publics, plus particulièrement, sont dans une situation critique qui ressemble à celle du début des années 1990. C'est le résultat d'une gestion archaïque du secteur de la culture entre 2000 et 2015. Cette gestion était basée sur le clientélisme, l'amateurisme et la corruption. L'actuel ministre de la Culture, dans une tentative de gérer la crise, prend des décisions irréfléchies, qui auront des conséquences encore plus graves. Il a commencé par opérer des coupes budgétaires drastiques dans les budgets des théâtres publics (jusqu'à -50%), ce qui a conduit au risque de licenciement de plusieurs salariés, comme c'est le cas au théâtre de Béjaïa. La baisse du budget de la culture ne doit pas impacter les théâtres en premier, mais bien ces festivals, sans buts ni objectifs, organisés à coup de milliards pour faire plaisir à une nomenklatura en manque de reconnaissance, ou pour servir des idéologies partisanes : Festival de bande dessinée, Festival du cinéma engagé d'Alger, Festival du film méditerranéen, etc. Elle doit aussi impacter les salaires des responsables de la situation actuelle, c'est-à-dire, ceux, qui au niveau central, ont conduit au pourrissement de la situation, et qui touchent un salaire et des indemnités à ne rien faire, sur le Plateau des Annassers. Je rappelle ici que le premier responsable de la situation actuelle est le ministre lui-même ainsi que son équipe au niveau central. Il a accepté de reprendre un secteur miné par une stratégie suicidaire élaborée par l'ancienne ministre de la Culture et son ancienne chef de cabinet. La responsabilité n'incombe, donc, en aucun cas aux salariés des structures culturelles publiques. Le ministère de la Culture invite les directeurs des théâtres à chercher d'autres sources de financement alors que leurs budgets réduits, ces mêmes théâtres sont dans l'incapacité de produire des pièces de théâtre dignes de ce nom. N'est-ce pas une équation impossible à résoudre ? Je trouve irresponsable et irrespectueux de demander aux théâtres publics de trouver, du jour au lendemain, des sources de financement alternatives. C'est, en réalité, une tentative de diversion utilisée par le ministre, pour détourner l'attention sur les vrais responsables de la situation catastrophique, c'est-à-dire lui et son équipe. Les théâtres publics sont gérés directement par le ministère, à travers un conseil d'administration et un directeur nommés par le ministre lui-même. Par ailleurs, on sait tous que la recherche de financement est un métier à part entière, qui n'est pas encore très bien maîtrisé dans le secteur culturel en Algérie. Pour engager une entreprise de diversification des sources de financement, il faut une stratégie sur le long terme. Il est à noter aussi que ces financements ne pourront en aucun cas remplacer le financement public. Le théâtre doit être considéré comme un service public, non obligatoire, comme l'éducation et la santé, et doit, donc, continuer de bénéficier des subventions. Quelles sont les solutions que vous suggérez pour mettre fin à cette débandade et empêcher la mort certaine du père des arts ? Le théâtre ne peut pas mourir, même si demain tous les théâtres publics sont fermés. Il est à rappeler que le Théâtre national algérien (TNA), le Théâtre régional d'Oran (TRO) et le Théâtre régional de Constantine (TRC) ont fermé leurs portes tour à tour, à partir de 1994, pour plusieurs années, après une crise semblable, sans que cela n'impacte la création théâtrale en Algérie. Il y a des coopérative indépendantes à travers le pays, y compris dans le Sud, qui font un travail remarquable. Cependant, je ne souhaiterai, bien sûr pas, la fermeture de nos théâtres publics. Au contraire. Mais pour éviter leur fermeture, je préconise que le ministère de la Culture cède la gestion de ces théâtres à des associations culturelles ou à des coopératives théâtrales (incluant les employés actuels), avec un cahier des charges stricte à respecter par ces entités indépendantes et un contrat à durée déterminée. Dans ces contrats, la triade suivante doit être respectée, et par l'Etat et par le gestionnaire : gestion commerciale, contrôle de l'Etat et reconnaissance du but non lucratif (service public). Ce modèle n'est pas nouveau. Il est utilisé, notamment, en Afrique du Sud et en Allemagne, et les résultats sont très satisfaisants. En parallèle, il faut que le ministère pense sérieusement à doter le secteur d'une politique culturelle claire, écrite noire sur blanc, qui définit les objectifs de chaque acteur culturel public, qui donne une place privilégiée au secteur culturel indépendant, et qui replace le citoyen au centre de toute action culturelle.