Sans grande culture religieuse, Boualem pensait qu'il avait plus de mérite que les autres de jeûner sans s'hor. C'est qu'à première vue, ça tombe sous le bon sens. En renonçant à ce repas de compensation, Boualem allongeait son temps de privation, ce qui nécessite plus d'effort et par conséquent mérite meilleure récompense devant le créateur. Jusqu'au jour, l'imam du village, qui n'avait aucune raison de douter de la piété de sa piété, lui avait expliqué, arguments et citations à l'appui, que le s'hor est indissociable du jeûne, et qu'à ce titre, il était une obligation sans lequel l'observance du Ramadhan, sauf cas de force majeure. En dehors des considérations religieuses, Boualem n'a jamais compris comment on pouvait interrompre son sommeil aux moments les plus profonds, pour se lever, manger et retourner au lit. Comme il ne pouvait pas non plus passer outre les recommandations de l'imam du village dont l'érudition et la rectitude morale n'ont jamais pris en défaut, Boualem s'est naturellement mis au s'hor, au grand bonheur de sa mère qui n'a jamais réussi à le convaincre de faire comme tout le monde. Comme lui, elle ne savait pas que le s'hor était une obligation, mais revenait chaque année à la charge demander à son fils de prendre ce repas parce qu'il permet de mieux résister à l'abstinence de la journée, surtout quand les journées de jeûne sont aussi longues et chaudes que celles de cette année. Même s'il a la trentaine passée, Boualem est le petit dernier de sa mère. Elle lui avait donc préparé son premier s'hor, comme elle l'a fait pour son premier jour de Ramadhan. Comme toutes les vieilles de son temps, elle alliait avec un parfait bonheur les fondamentaux religieux aux traditions du terroir qui a donné cet islam populaire, profond dans la croyance et apaisé dans la pratique. En plus de l'inévitable couscous aux raisins secs et au petit-lait, la vieille Taos avait donc préparé un vrai festin pour le premier s'hor de Boualem. C'est une célébration inédite et nouvelle dans la tradition, mais quand il s'agit d'égayer le quotidien pas toujours fleuri, elle demande rarement l'avis des autres. Et personne, jusque-là n'a trouvé à redire sur ses initiatives. Pourtant, dans l'après-midi suivant le premier s'hor de Boualem, la vieille Taos a reçu la visite d'une voisine connue pour son «islam particulier» et qui a la réputation d'avoir la leçon facile. Elle lui en fit une donc de leçon, en lui rappelant que les pratiques de premier jour de Ramadhan, comme celle de premier jour de s'hor, étaient contraires à la religion, parce qu'elles relevaient de la «bidâa». Après l'avoir écouté courtoisement, la vieille Taos raccompagna la bonne femme jusqu'à la porte et une fois qu'elle l'eut délicatement refermée derrière elle, elle porta deux doigts à son menton comme elle le fait à chaque fois qu'elle veut réfléchir : «Premier jour de Ramadhan, premier jour de s'hor, il faut bien que je trouve une troisième. Si cette illuminée pense que quelque chose n'est pas bien, c'est qu'il faut la multiplier !» Cet e-mail est protégé contre les robots collecteurs de mails, votre navigateur doit accepter le Javascript pour le voir