Elle va encore hanter les rues et quelques mauvaises consciences de ce bourg de Mâatkas. Les habitants de la localité connaissaient tous cette femme sans domicile, sans ressource et vraisemblablement sans famille. On ne passe pas inaperçu quand on est le seul à ne pas rentrer à la maison à la nuit tombée. Dans un espace si ramassé, où tout le monde connaît tout le monde, où chacun sait tout de l'autre, il est déjà difficile de se faire oublier pour une personne «normale». Ici, l'anonymat, et, quelque part, la vie privée, sont des vues de l'esprit. Mais cette femme n'a ni vie privée ni vie publique, parce qu'elle n'a pas de vie tout court. Vivant de ce qu'on veut bien lui donner, elle ne demandait même plus rien depuis quelque temps, sans doute parce qu'elle se sent abandonnée par les dernières velléités de résistance au déclin. Elle mangeait certes, mais juste par instinct. Sans goût et sans plaisir, juste le besoin incompressible de remplir un vide. Dans ce bourg de Mâatkas, il n'y a pas vraiment ce qu'on pourrait appeler les grands froids. Les reliefs sont certes durs, mais la rudesse et l'ascétisme des femmes et des hommes ont toujours compensé l'indigence des moyens. Ici on ne pleure pas sur son sort aux premiers orages et on ne réclame pas de plans d'urgence pour trois centimètres de neige. La vieille femme, si elle n'est pas de la région, aurait sans doute plus difficilement supporté sa condition sous un autre pan de ciel. Ici, le manque de confort et l'habitude de se contenter de l'essentiel l'ont peut-être rapprochée de «Madame tout le monde». Mais elle était quand même à la rue, et cette année, une neige inattendue à cette période de l'année, conjuguée à la fragilité générale de la vieille femme, a failli l'emporter. Le village entier était ému de voir cette femme sans nom évacuée en urgence dans un véhicule de la Protection civile, malade, mal nourrie et transie de froid. Le petit bourg de Mâatkas tient son SDF secouru dans les mêmes conditions que celles que les images télé d'Europe nous envoient à l'orée de chaque hiver. La vieille femme a connu la chaleur d'un hôpital où elle y a reçu les «premiers soins», avant d'être restituée à l'asphalte. Pour la direction du centre pour personne âgées de Boukhalfa, c'est une malade mentale qui ne peut être prise en charge dans l'établissement. Pour l'hôpital psychiatrique d'Oued Aissi, elle ne peut être admise dans ses services parce qu'elle «jouit de toutes ses facultés mentales! » En découvrant une nouvelle fois la bonne femme dans leur rue, les habitants de Mâatkas ont dû être soulagés : elle n'est pas morte. Le soulagement a vite laissé la place au dégoût, lorsqu'ils ont appris comment la pauvre femme a dû être ballottée entre Boukhalfa et Oued Aissi. Cet e-mail est protégé contre les robots collecteurs de mails, votre navigateur doit accepter le Javascript pour le voir