Le haricot vert. Il ne fait partie ni de nos traditions culinaires ni des plaisirs capricieux pour lesquels on pourrait consentir un effort budgétaire particulier parce qu'il est trop tentant. Trois cent cinquante dinars le kilo ! Mais qu'est-ce qui peut faire que ce légume sans saveur particulière atteigne les cimes au point de devenir un luxe inaccessible, voire une folie furieuse ? Rien, apparemment. Sauf que le haricot vert est horriblement cher. Il ne doit pas y avoir grand monde pour s'en plaindre, certes. On vit très bien sans ce légume chez le petit peuple. On peut aussi vivre sans chez le grand peuple, mais le grand peuple aime acheter ce qui est cher. C'est d'ailleurs pour ça que ce qui n'aurait jamais dû devenir cher le devient comme par miracle. C'est la seule explication face aux choses qui ne s'expliquent pas. Le haricot vert, on l'appelle chez le petit peuple «le plat des hôpitaux». Ou «le plat des malades», ce qui veut dire la même chose. Chez le grand peuple aussi, on aurait pu l'appeler comme ça, mais on fait semblant d'aimer ça. Parce que ça fait distingué mais surtout parce que c'est cher. On commence à le savourer à l'étal. Il ne faut surtout pas demander le prix au vendeur. C'est connu, ceux qui demandent le prix n'en achètent jamais. Première jubilation. Puis une deuxième, en demander plusieurs kilos et à voix haute, pour que tout l'entourage entende. L'entourage affairé aux oignons et à la pomme de terre déjà bien problématiques pour leur bourse rachitique. Ensuite payer avec un billet de 2000 dinars qui ne doit jamais sortir seul de la poche mais avec toute la liasse qu'il faut faire semblant de dissimuler pour qu'on la voie encore mieux. Pas de souci pour les pickpockets, ils ne volent que les pauvres, ceux qui n'achètent pas de haricots verts. Ne jamais vérifier la monnaie et toujours ne pas avoir la pièce que le vendeur demande parfois pour faire le chiffre rond. Dire merci et au revoir parce que ceux qui achètent ce légume sont toujours des gens civilisés. Et s'il y a à côté un petit et pauvre bougre pour porter le couffin, c'est le pied. Ne pas oublier de lui dire, toujours à haute voix, qu'il faut aller déposer ça dans le coffre de la voiture et revenir, même si on vient juste d'entamer ses courses. Il faut tirer le maximum du haricot vert au marché et si possible dans le parking. Une fois parvenu à la maison, il n'y a plus rien à en tirer. Franchement, est-ce que quelqu'un a déjà vu des enfants, ou même une ménagère, s'extasier en voyant des haricots verts dans le couffin revenu du marché ? Est-ce que vous avez déjà vu une femme ou un enfant manger goulûment, avec un réel appétit et un vrai plaisir, un plat de haricots verts comme on le ferait avec une succulente loubia épicée ou un couscous aux cardes ? Jamais. Mais le haricot vert, qui n'est même pas rare, est cher, très cher. Le grand peuple en achète pour pouvoir beaucoup en parler et le petit peuple en parle pour s'en moquer un peu. On ne doit plus le servir dans les hôpitaux mais l'appellation est restée. Les malades ne doivent pas en raffoler mais ça ne les rend pas plus malades. Le haricot vert, il n'y a pas de quoi faire une maladie. Pourtant, à 350 dinars le kilo, il faut bien en parler. Même en hors saison.