Les policiers arrivent au petit matin, casqués et matraque à la main, alors que les manifestants dorment encore sous les tentes dressées dans le parc Gezi et sur la place Taksim. Les premiers "Bangs" des gaz lacrymogènes réveillent les jeunes Turcs. L'assaut vient d'être lancé. La police antiémeute s'est déployée par centaines aux deux extrémités de la place. Plusieurs véhicules blindés munis de canons à eau sont là, prêts à entrer en action. La police n'avait plus mis les pieds sur la place Taksim depuis une semaine. Elle signe son grand retour, à la veille d'une rencontre entre le chef du gouvernement Recep Tayyip Erdogan islamo-conservateur et des représentants du mouvement de contestation après douze jours de crise politique. L'ancien centre culturel Atatürk, un édifice noir aux allures de gigantesque pierre tombale, est investi par les policiers. Ils en arrachent les dizaines de banderoles et posters qui constellaient sa façade. Seuls le drapeau turc et une immense affiche à l'effigie de Mustafa Kemal Atatürk, le fondateur de la Turquie moderne, sont épargnés. Sous les platanes du parc Gezi, où tout a commencé le 31 mai, les traits des manifestants sont tirés, les yeux embués. Certains sont sonnés, le regard vide, perdus. "Mais vous voyez ça ? Nous attaquer après avoir annoncé qu'il nous rencontrerait demain pour discuter ? Quel genre de chef de gouvernement fait ça ?", hurle Yilmaz, un "ultra" du "çarsi", un groupe de supporteurs du club de football de Besiktas, à la pointe de la contestation. "Nous n'abandonnerons pas le parc Gezi, ils peuvent envoyer des centaines d'autres policiers, nous sommes plus nombreux", ajoute ce Turc de 23 ans avant de narguer les canons à eau. "Qu'ils balancent de l'eau ! ça me fera du bien, je n'ai pas pris de douche depuis trois jours", rigole-t-il. Progressivement, les troupes de police se déplacent, par petits groupes, d'une extrémité à l'autre de la place, au milieu des employés qui se rendent à leur travail en courant par peur des gaz lacrymogènes. Au centre de la place, des manifestants viennent provoquer la police. Aux premiers jets de bouteilles d'eau, de bière ou de pierres, une salve de grenades lacrymogènes vole dans le ciel d'Istanbul. Certains policiers jettent également des pierres. Les manifestants, qui ont reçu des renforts, multiplient les slogans: "Maudite soit la dictature de l'AKP", le parti de M. Erdogan, "Ce n'est que le début, la lutte continue", "Main dans la main contre le fascisme". Deux heures après le début des échauffourées, les policiers ont repris le contrôle total de la place mais n'ont pas cherché à investir le parc Gezi adjacent. Ils contrôlent tous les accès, ont enlevé en un temps record les tonnes de barrières, pavés, abribus, blocs de béton formant les barricades, aidés par les bulldozers de la municipalité. Le gouverneur d'Istanbul, Hüseyin Avni Mutlu, assure sur Twitter que l'objectif de l'opération n'est pas de chasser les manifestants du parc. "Notre intention est d'ôter les pancartes et les dessins sur la place. Nous n'avons pas d'autre objectif", a-t-il déclaré dans la matinée. Sur un côté de la place, les combats les plus violents opposent des dizaines d'irréductibles aux gardes mobiles. Des cocktails Molotov, préparés à l'avance, volent sur un véhicule blindé. Une fumée noire s'élève, tout de suite dissipée par les volutes blanches des fumigènes et des gaz lacrymogènes. Aux abords du parc, la tension monte entre partisans de la confrontation avec la police et ceux qui prônent l'attente pacifique. "Vous restez là sans rien faire, vous n'avez pas d'honneur", harangue une jeune femme arborant un tee-shirt d'un groupe d'extrême gauche. " Restez calme, la violence, c'est justement ce que veut le pouvoir", lui répond une autre femme. Dans la pâtisserie Güllüoglu, les serveurs impassibles malgré les larmes qui inondent leurs yeux, déambulent avec des plateaux chargés de quarts de citron, un remède efficace contre les effets du gaz lacrymogènes. Alors que se succèdent les salves de gaz lacrymogène, un vendeur de rue continue de proposer ses masques de peintre et ses lunettes de plongée aux passants imprévoyants. A midi, la reconquête de la place est finie. Les policiers se replient, sous les quolibets et les huées de manifestants. "Policiers assassins, hors de Taksim", scandent les protestataires qui forment une haie "d'honneur" au passage des policiers. A peine la police partie, les groupuscules d'extrême gauche replantent leurs bannières sur le monument de l'Indépendance.