Il pleut. Il a plu toute la nuit. Ce sont les fortes poussées de vent qui avaient réveillé Si Boudjemaâ et l´avaient averti de l´imminence d´une pluie qu´il attendait, qu´il espérait depuis longtemps. Tous les éléments métalliques accrochés aux façades, aux balcons faisaient un bruit infernal. Les arbres lointains faisaient un doux bruissement. Puis des rafales d´une pluie violente ont commencé à cingler sur tout ce qui se trouvait à l´extérieur, sur les volets en bois comme sur les toits des voitures stationnées en contrebas. Après cette introduction en force, le vent s´est calmé et le tambourinement des gouttes de pluie sur les volets et les paraboles ont commencé à bercer le sommeil léger de Si Boudjemâa. Le rythme doux des gouttes faisait se retourner mollement le sexagénaire et lui donnait l´impression d´un confort douillet dans la chaleur du lit. Si Boudjemaâ était arrivé à un âge où le sommeil était devenu bref: quatre heures d´un profond sommeil suffisaient à lui faire retrouver son équilibre. De toute façon, il n´aimait pas traîner au lit, sauf raison majeure...Quand il pleut surtout. Et cette nuit, il a plu comme cela n´était pas arrivé depuis longtemps. D´origine campagnarde, le «jeune» retraité accueillait toujours avec plaisir ces ondées bienfaitrices qui allaient nourrir une terre assoiffée, alimenter des sources et désaltérer des arbres torturés par une longue sècheresse. Bien sûr que le mauvais temps a des désagréments en ville: bouchons, circulation difficile, inondations...,mais Si Boudjemaâ n´en a cure. Au moment même où un débat houleux sur le réchauffement climatique mobilisait une bonne partie de la planète, le vieux montagnard se sentait rassuré par l´arrivée de gros nuages noirs annonciateurs de pluie: «La nature finira toujours par reprendre ses droits. Tant qu´il y aura de la pluie, du vent, de la neige...Si seulement il neigeait...» se disait-il en adoptant une vision cosmique qui le consolait de son ignorance des choses de la science. L´avenir de l´humanité ne le préoccupait point, lui qui cultivait le fatalisme. Non, il pensait surtout au futur immédiat, celui qui concerne le groupe de vieux retraités, plus âgés que lui, qu´il retrouve chaque matin sous le grand acacia. Demain, la place sera vide: rares seront ceux qui affronteront froid et humidité pour sortir. Ils s´accommoderont un jour durant, dans l´étroitesse du logement, du caractère difficile d´une vieille compagne accaparée par des tâches ménagères routinières. Si Boudjemaâ pense surtout à Aâmmi Rabah dont la silhouette décharnée est reconnaissable de loin: il est toujours le premier arrivé et le dernier parti. Il ne rentre à la maison qu´aux heures de prière. Le reste de la journée, il subit stoïquement les effets des intempéries jusqu´au crépuscule. «Demain, la place sera vide!» soupira Si Boudjemâa qui, d´avance, savourait les vieux souvenirs qu´égrèneront ses vieux compagnons. Aâmmi El Hocine parlera à coup sûr gastronomie: tripes à la mode de Caen et des coups de «schnaps» qui fouettent le sang durant les hivers rigoureux d´Alsace-Lorraine. Une lumière malicieuse faisait briller ses petits yeux nostalgiques rien qu´à l´évocation du mot «schnaps», un mot qui adoucissait toutes les peines endurées sur les chantiers de France. Quant à Si Boudjemaâ, la pluie évoquait surtout le ramassage des escargots qu´il faisait dans son enfance. Au lendemain d´une nuit pluvieuse, Si Boudjemaâ, un panier à la main, partait vers les champs faire une abondante cueillette de ces gastéropodes qui pullulaient dans les buissons, les taillis ou au pied des plants d´asphodèles. Il s´assurait toujours un bon plat bien assaisonné aux fines herbes, à l´ail et à la sauce tomate. Ce souvenir lui mit l´eau à la bouche et il se retourna pour retrouver un vieux rêve perdu.