Je ne dis pas que «le temps d´apprendre à vivre, il est déjà trop tard» comme le chantait le poète qui a pris conscience, un jour, qu´il avait fait des erreurs d´appréciation ou qu´il avait donné de l´importance à des choses qui n´en avaient pas ou si peu ou «en ce temps-là, j´étais crédule, un mot m´était promission et je prenais les campanules pour les fleurs de la passion» surenchérissait-il par ailleurs, mais il faut avouer que c´est avec le temps que l´on apprend à apprécier les choses à leur juste valeur et, quand je dis «choses», je pense à toutes ces personnes qui ont traversé mon espace visuel un jour ou que j´ai côtoyées pendant une courte période. C´est ainsi que, de temps en temps, un visage du passé surgit pour éclairer un moment les doutes du présent, donnant à la médiocrité ambiante une réalité encore plus amère. Et les silhouettes qui viennent, le plus souvent, hanter mon esprit embrumé par la grisaille quotidienne, ce sont celles de mes anciens instituteurs. Ils reviennent à chaque rentrée scolaire, quand nos enfants reprennent le chemin de l´école avec la même appréhension, s´interrogeant sur la tête qu´aura le nouveau maître qui exercera sa férule une année durant, ou à la veille de chaque vacances je me rappelle combien nos voix étaient exaltées par la prochaine liberté retrouvée qui nous poussait à entonner le fameux «Gai! Gai! L´écolier...!», chanson particulièrement appréciée par les cancres car nous y «cassions la gueule du maître à grands coups de marteau». Je n´oublierai jamais la voix douce et maternelle du premier amour, cette institutrice qui nous paraissait jolie quand elle nous apprenait «A la claire fontaine», où les paroles d´amour enveloppées dans un serment de fidélité, nous paraissaient aussi mystérieuses que merveilleuses parce que justement nous ne comprenions pas ce sentiment étrange qui s´installe dans des âmes aussi précoces qu´innocentes. C´est finalement, la guerre qui hâtera la maturation des jeunes esprits: les militaires français, qui jusque-là occupaient un campement à la lisière du village, sur les ruines mêmes de la première école édifiée vers 1890, sous prétexte d´empêcher une éventuelle destruction de l´établissement comme cela s´était passé dans des villages environnants, occupèrent le plus ancien bâtiment et réduisirent ainsi nos heures de scolarité. Nous n´avions pas de contacts avec eux, du moins jusqu´à la fameuse grève, et nous vivions nos cours avec l´angoisse de subir en plein jour une attaque de la part de la Résistance. Dieu merci, il n´en fut rien. Pourtant, quelques fois dans la nuit, il y avait quelques échanges de tirs: comme un moyen pour les deux parties de juger leur puissance de feu, ou pour la Résistance, une façon de marquer sa présence ou une volonté de briser le moral d´adversaires surarmés. Cela commençait toujours ainsi, tard dans la nuit: une première détonation solitaire transperçait le silence de la nuit. Aussitôt, des rafales fournies répondaient comme à un défi, par un ennemi invisible. Une nuit pourtant, l´affaire se corsa, l´échange d´amabilités entre les deux parties dura si longtemps, et les mitraillages des armes automatiques françaises firent si grand bruit que nous avions cru un moment à «la fameuse bataille finale» dont nous avions entendu parler. Nous nous attendions, après une nuit blanche à trouver des dégâts considérables et des morts en grand nombre: il n´en fut rien! Le lendemain, pendant la récréation, un jeune instituteur que nous entourions, fut abordé par un jeune appelé qui lui dit abruptement: «Vous avez entendu ce qui s´est passé cette nuit? - Bien sûr! C´était sérieux? - Pas du tout! Figurez vous qu´il y avait un petit malin qui est venu avec une lanterne, l´a posée au bord du talus qui domine l´école et pendant que nous visions cette lanterne, lui nous envoyait de temps en temps une balle pour nous énerver...