C´est dans la période qui a suivi l´insurrection de 1871 que vont se mettre en place les acteurs qui vont animer le drame qui va se jouer par la suite. Et c´est dans la manière d´évoquer ce terrible début du siècle que les témoins se singularisent. Par exemple, j´avais remarqué que mon grand-père et ma grand-mère maternels (ce sont eux qui ont occupé la plus grande place dans ma vie) n´avaient pas les mêmes références. Mon grand-père était de taille très moyenne, avait une voix un peu éteinte (à cause peut-être d´un long passé de fumeur ou suite aux blessures occasionnées par le gaz moutarde en 1916, sur le front de Verdun). Je lui trouvais un teint plutôt brun (à cause peut-être de son exposition prolongée au soleil) et une constitution assez robuste. Il avait travaillé sans relâche à gratter la terre par tous les temps jusqu´à la veille de sa mort, à l´âge vénérable de 82 ans. Eh bien, mon grand-père ne parlait jamais de ses parents. Il n´avait ni oncles, ni tantes, ni cousins. Et dans un village kabyle, c´est très handicapant. Le proverbe usuel ne dit-il pas que «celui qui n´a pas de fratrie, n´a pas sa place à la Djemaâ». C´est ainsi qu´il s´était toujours tenu à l´écart des conciliabules de cette honorable assemblée. Son père avait dû venir se réfugier à Thardart après la répression subie par les Ath-Irathen en 1871. D´ailleurs, son nom patronymique est le même que celui d´un village proche de Fort national. Il a fondé famille à Thadart, dans le quartier le plus humide du village, mon grand-père ne m´avait parlé qu´une fois de sa mère à la suite d´une terrible épidémie de variole qui n´a pas épargné mon aïeul, la pauvre femme ne trouvait pas d´autre remède que de l´asperger avec de l´eau brûlante pour laver les pustules qui lui poussaient sur tout le corps. Il en a gardé encore des traces sur son visage. Il a vécu dans la petite maison du quartier humide avec ses trois autres frères dont deux sont morts assez jeunes laissant des orphelins dont mon grand-père s´est occupé jusqu´à leur majorité. Il faut dire qu´à l´époque, les gens mourraient très jeunes. Les maladies infectieuses faisaient des ravages et il n´y avait aucun réseau sanitaire dans une région déjà ravagée par deux guerres. Seuls les remèdes de grand-mère avaient cours. Les gens de bonne constitution pouvaient vivre longtemps, les gens faibles partaient très tôt. Et l´alimentation était un facteur non négligeable dans le développement de certaines maladies. Ma grand-mère maternelle, par contre, avait ses racines familiales bien implantées dans le village. Elle faisait souvent référence à ses parents sans parler de leurs activités, de ses oncles et de ses cousins et cousines. Elle connaissait la généalogie de chacun, tous les petits secrets que chaque famille portait en elle. Elle gardait des rancunes solides mais toujours légitimes. Sa droiture, sa franchise et sa forte corpulence - elle était grande et forte sans être grosse - imposaient le respect à ses interlocuteurs. C´était elle le véritable chef de famille à la maison et mon grand-père ne pesait pas très lourd quand elle faisait référence à sa famille. Mais voilà, elle aussi, avait perdu ses parents très tôt, emportés par l´épidémie de typhus qui avait poussé les villageois à agrandir encore le cimetière.