Que peuvent donc se dire Bouteflika et Chirac, au cours de ce déjeuner à l'Elysée, entre la poire et le fromage ? Jamais en quarante ans d'indépendance, un président algérien ne s'était rendu à Paris autant de fois en un seul mandat, comme vient de le réaliser Bouteflika. Les observateurs avertis sont convaincus que ce n'est pas un évènement culturel figurant sur l'agenda de l'Année de l'Algérie en France qui puisse, à lui seul, constituer le motif d'un déplacement spécial. Et ce ne sont pas non plus les derniers développements de la situation au Moyen-Orient - même si l'on sait que lors de cette journée de vendredi, le président Chirac s'est aussi entretenu avec le roi Abdallah II de Jordanie - qui pourraient offrir au président algérien l'occasion de se concerter à deux ou à trois. Que peuvent donc se dire Bouteflika et Chirac, au cours de ce déjeuner à l'Elysée, entre la poire et le fromage? Deux sujets majeurs, l'avenir des relations algéro-marocaines après la rencontre Bouteflika-Mohamed VI à New York, arrangée par le même Chirac lors de l'actuelle Assemblée générale de l'ONU et les perspectives qu'offre la présidentielle de 2004 aux rapports entre Alger et Paris hissés depuis la visite du président français chez nous sur le modèle franco-allemand. Sur l'épineux dossier algéro-marocain, Bouteflika a déjà répondu à la question depuis son discours prononcé mardi dernier à Batna. «Oui pour le Maghreb, non pour le bradage du soutien à la question sahraouie.» Il a clairement explicité que la position toujours défendue par Alger se fonde sur les résolutions onusiennes et sur le principe sacro-saint de la liberté des peuples à choisir leur propre destin. Et même sur ce dossier, Chirac doit comprendre que Bouteflika n'a pas les coudées franches pour décider tout seul d'une révision de la position demeurée la même depuis 1975. L'on sait que Mohamed VI fait face à de grosses difficultés sur le plan intérieur. La montée en puissance de l'intégrisme après les derniers attentats de Casablanca est traduite comme l'expression d'une grande partie de la population face à la misère, mais aussi à l'ordre établi. Le royaume est bien assis sur un volcan. Sa frontière orientale est frappée d'une vraie léthargie économique depuis que l'Algérie a donné un coup d'arrêt à ses échanges commerciaux. Bon an, mal an, les populations d'Oujda s'offraient la bagatelle de plus d'un milliard et demi de dollars. Que faire donc pour aider Sa Majesté au moment où tous les clignotants sont au rouge? L'Algérie selon le souhait depuis longtemps exprimé par l'Elysée pourra-t-elle faire ce geste magnanime de desserrer l'étau sur le royaume en rouvrant sa frontière ? Voilà en quoi consiste la demande de la partie française à l'Algérie. Mais l'interlocuteur de Chirac a-t-il le temps de répondre à la requête pressante de la France de sauver son protégé de nouvelles turbulences? Il ne peut la satisfaire que s'il est reconduit, en avril prochain, pour un second mandat. Et pour assainir les relations algéro-marocaines, il a besoin de temps. Et de l'aide de Chirac, d'abord auprès de l'Union européenne pour décolérer son parlement à Strasbourg qui vient de dépêcher à Alger ses députés pour enquêter sur les violations des libertés commises par Bouteflika depuis son arrivée au pouvoir. Le bras de fer pouvoir-presse a provoqué une véritable onde de choc aussi bien à Bruxelles qu'à Strasbourg, où l'on accuse carrément le président algérien d'avoir violé l'accord avec l'UE dans ses clauses concernant la protection des droits de l'homme et des libertés. L'invitation que s'apprête à adresser l'Union européenne à certains directeurs de journaux ayant été suspendus avant de subir un harcèlement tant policier que judiciaire constitue un motif d'inquiétude sérieux pour le président-candidat. Autrement dit, Bouteflika sollicite Chirac pour une intervention, par le biais de sa diplomatie, auprès de l' UE, pour atténuer les retombées des atteintes aux libertés et aux droits de l'Homme qu'ils ont commises, lui et son ministre de l'Intérieur. Mais la cerise sur le gâteau dans ce tête-à-tête Bouteflika-Chirac a trait bien sûr aux préoccupations françaises quant à la bataille qui fait rage depuis quelques semaines pour s'assurer le contrôle du parti majoritaire, le FLN, en vue de la future présidentielle. Les Français, qui n'en finissent pas de souffrir du syndrome de la guerre d'Algérie, ne voudraient pas, et quelle que soit l'importance de l'enjeu, s'impliquer de près ou de loin dans une affaire qu'ils considèrent comme étant «algéro-algérienne». Benflis est considéré par l'Elysée et le Quai d'Orsay comme un candidat crédible, capable d'opérer de profondes mutations dans la société algérienne et aussi dans le fonctionnement de ses institutions. La priorité des priorités pour Paris est de faire d'abord de l'Algérie un partenaire stable et prospère sur la rive sud. Benflis a même reçu au cours de ces dernières semaines des messages encourageants de Paris le rassurant sur sa neutralité.