«J'ai envie de me mettre en danger...» «C'est doucement mais sûrement qu'on construit son nid» est l'image qui nous vient à l'esprit quand on observe cette force tranquille en la personne de ce cinéaste imperturbable à la mine sereine mais qui cache des inquiétudes. Un artiste qui prend le temps de poser son regard en perpétuelle réflexion sur sa société algérienne pour la comprendre et enfin nous la restituer aussi bien belle que complexe. L'Expression: Dans les années 1990 vous quittez l'Algérie en pleine effervescence politique pour la France où vous réalisez quelques courts métrages, après avoir suivi des études de lettres modernes. Comment en êtes-vous arrivé à la réalisation? Mohamed Lakhdar Tati: La réalité est que j'ai commencé à réaliser avant de partir. Jai réalisé quelques films et puis, à un certain moment,j'ai senti que les choses n'évoluaient pas assez vite pour moi donc j'ai décidé de partir en France. Le seul moyen pour moi d'y rester à l'époque c'était de faire des études. J'ai fait donc des études de lettres et cela m'a permis de continuer à faire des films. En Algérie, j'avais réalisé La chaussure, Faux raccord, Cent photos dans la cour... Le public algérien vous a découvert grâce à votre documentaire Joue à l'ombre où une certaine esthétique va apposer votre signature et style pour le reste de vos films dont le suivant. Vous décrivez dans Joue à l'ombre un certain ennui et marasme algérois à travers une ville presque fantôme d'où en découle une certaine lassitude ou mollesse dans laquelle baignent la jeunesse algérienne et les Algériens en général.. L'idée n'était pas de filmer l'ennui ou rendre l'impression de l'ennui mais un certain rythme lié à une certaine torpeur algéroise, un mouvement un peu languissant qui suit le mouvement de l'ombre. Pour moi ce n'était pas de l'ennui mais quelque chose de plus complexe, plutôt un style ou mode de vie. Effectivement, pour filmer tout ça, ça été travaillé avant dans les autres films que le public algérien ne connaît pas. Sinon Alger est un espace détourné, c'est-à-dire que la ville d'Alger a été conçue par d'autres personnes, avec d'autres imaginaires et les Algériens après l'Indépendance se sont adaptés à l'espace, ils ont fini par adapter l'espace à leur mode de vie et ce qui m'intéressait était de filmer cette façon avec laquelle on récupère l'espace public à l'algérienne donc et forcément une caméra qui se balade comme ça dans les rues d'Alger s'est imposée à moi. Vous revenez avec un nouveau documentaire intitulé Dans le silence je sens rouler la terre inspiré d'un poème de Max Aub sur les déportés espagnols en Algérie. Vous revenez sur les traces de ces déportés et finissez par filmer des présupposés Algériens à la clandestinité comme une sorte de parallélisme suggéré... Pour moi l'histoire n'a un sens que par le fait qu'il y ait un présent. L'idée des camps des républicains espagnols m'intéressait au plus haut degré et mon envie de faire un film est conditionné par l'absence de traces, les archives, une mémoire très myope si l'on ose dire et donc l'idée était de rendre compte de cet événement-là à partir de ce qui se passe sur ces mêmes lieux, parce que quand j'ai commencé à découvrir la poésie de Max Aub, je me suis rendu compte qu'il ne décrivait que les choses qui sont encore aujourd'hui, c'est-à-dire le vent, le silence, la désolation des lieux et 70 ans après, quand je suis revenu sur ces lieux on constate la même désolation, le même silence et vent et pour moi du coup c'était les survivances de ce passé-là qui restaient, qui hantaient ces lieux. Pour moi, le croisement entre le sort des républicains espagnols et les gens qui occupent ces lieux-là, qui habitent là, aujourd'hui à même ces camps se retrouvaient à travers un certain point ce que j'appelle «la survivance d'un lieu» et en même temps, quand j'ai commencé à faire des recherches et à lire la presse de l'époque, j'avais l'impression de lire les titres d'aujourd'hui concernant les barques qui arrivaient clandestinement... Donc voilà pour moi le croisement des mouvements c'est aussi une sorte de survivance, un passé qui vit dans un présent. Vous êtes aujourd'hui à Alger pour réaliser un nouveau documentaire autour d'un sujet assez spécial, voire délicat ou tabou en Algérie, à savoir l'amour dans la société algérienne. Pourquoi le choix de ce sujet? L'envie de faire ce film m'est venue parce que je n'arrête pas de questionner la société algérienne et j'ai l'impression quand je discute avec les gens que les relations amoureuses cristallisent beaucoup de choses, des problèmes socio-économiques, des problèmes culturels. Donc, les relations amoureuses souffrent de tous les symptômes de la société algérienne. Mon envie est de montrer, à travers la qualité des relations amoureuses, comment les Algériens vivent leur relations afin de comprendre l'Algérie d'aujourd'hui, celle de 2012. Dans un entretien accordé à Africultures vous disiez à juste titre, «comme c'est impressionnant de contourner l'histoire et de revenir à soi-même». Ici, dans ce documentaire, on croit savoir que vous comptez partir du «je» pour arriver au «nous»: pourriez-vous nous expliquer cette démarche? Je ne pars pas de moi pour aller vers le «nous» mais j'essaie de confondre le «je» et le «nous». Effectivement, j'ai envie de me mettre en danger en tant que personne, questionner ma façon de concevoir le sentiment amoureux. En tant qu'auteur, j'ai envie de me mettre en danger, c'est-à-dire comprendre la façon d'appréhender le sentiment amoureux aussi. C'est plutôt une confrontation ou une rencontre à travers le sujet des relations amoureuses avec la société algérienne. Ce n'est pas un mouvement à sens bien déterminé, c'est au contraire, un échange. Je suis en phase d'écriture. ça dure depuis quelques années. J'espère pouvoir le faire assez vite parce que les gens que je rencontre régulièrement à travers le territoire national me donnent vraiment envie de faire ce film le plutôt possible. Je compte faire un film qui sera coproduit entre mon producteur français et un producteur algérien. Je suis en phase d'écriture et mes producteurs sont en phase du montage financier. Vous évoquez souvent la notion de romantisme en l'attachant au sujet qui vous préoccupe et qui se révèle à vous comme une providence. Qu'entendez-vous par ce terme? Pour moi, la guerre civile espagnole, l'engagement des républicains, les brigadistes c'est le moment fort, le plus romantique du XXe siècle. C'est comme ça que je vois les choses. Après, dans mes films, j'essaie au contraire, du moins dans mon prochain film, d'évacuer la notion du romantisme, car pour moi l'amour ou une relation amoureuse c'est une construction et non pas juste une promesse. J'essaie donc de comprendre comment, en passant de la promesse à la construction, vit-on tout ça, en étant Algérien, loin de tout romantisme. Je ne pense pas faire un film romantique sur les relations amoureuses. Vous dites aussi: «Je ne peux pas concevoir le cinéma sans poésie.» La poésie c'est une chose extrêmement importante. Elle m'aide à comprendre la vie, à me comprendre moi -même et me donne de la force. L'effacement semble être une sorte de moteur déclencheur dans vos travaux, autrement ce vide, l'absence de quelque chose qu'on tend à combler et vers lequel on voudrait pourtant s'accrocher, labsence d'images de nous-mêmes, d'équilibre, d'archives, d'amour... Qu'en pensez-vous? C'est ce que j'essaie de comprendre dans ma démarche ou auquel j'essaye de ne pas comprendre dans ma démarche. Effectivement, je vais plutôt vers ça mais savoir pourquoi, je ne saurai vous le dire. Je ne sais pas trop. Désolé. Cette question me perturbe car c'est ce que je fais mais je me rends compte après coup. C'est-à-dire, ce n'est pas quelque chose que je cherche ou que j'organise. En fait, je n'essaie pas de repêcher ce qui est effacé. Ce n'est pas ça. Ma démarche, enfin, je lespère, ne s'inscrit pas dans cette dynamique-là. J'essaie d'aller vers ce qui est caché. Vers ce qui est voilé par la quotidienneté, l'habitude, c'est la poésie qui me mène vers ça. C'est-à-dire l'envie de regarder l'objet le plus anodin avec un oeil nouveau, chaque jour, ou le renouveler chaque jour. C'est plus cela qui serait ma démarche et l'élément déclencheur que l'envie de repêcher ou rattraper quelque chose qui s'efface. Pour revenir au film dans Le silence je sens rouler la terre, tout ce qui est mémoire ne m'intéresse que peu alors que l'histoire c'est-à-dire le fait qui est caché, voilé, c'est ce qui m'intéresse le plus. Mais bien sûr, quand je parle de l'histoire, j'entends le présent c'est-à-dire faire revivre le passé dans le présent sinon l'histoire pour l'histoire ne m'intéresse pas plus que ça. Je ne suis pas historien.