«Depuis qu'on a quitté notre maison, on y est jamais retourné» La chose la plus importante, c'est que les mineurs puissent se ressaisir et évoluer dans leurs propres familles en ayant une scolarité normale. Le soleil commence à se détacher de la baie d'Alger laissant place à la nuit... à une autre vie! 19 h, tout commence à se retirer progressivement. Les quartiers de la capitale décident d'un coup, de fermer les yeux. Tous les magasins baissent leurs rideaux. Il en est de même pour les Algérois. Petit à petit, le tout est aspiré par un mélange d'obscurité et de silence. Plus rien n'est comme le jour. Alger la Blanche devient «noire». Plus noire qu'obscure dès qu'on se retrouve nez à nez face à une autre réalité: «Les enfants de la nuit.» Accompagné, le temps d'une nuit, par les éléments de la brigade des mineurs relevant de la division-Centre de la police judicaire de la wilaya d'Alger, la capitale change de visage. Une autre facette cache d'autres réalités loin de tous. Il s'agit de comportements de mineurs de plus en plus graves. Vols, trafics et consommation de drogue, affaires de meurtres, cambriolages, coups et blessures, port d'armes blanches, sont le lot de la «nuit», d'une nouvelle frange sociale juvénile. Pour se convaincre de cette nouvelle donne de la petite criminalité véhiculée par les mineurs, il faut faire un tour dans les quartiers, jardins, ruelles et autres recoins de la capitale, la nuit. La rue comme unique chez-soi Partout où nous sommes passés, on a assisté à la naissance d'une autre ville, qui se construisait sous nos yeux. Devant les cages d' escaliers des immeubles, à l'intérieur des jardins publics, dans les abribus, contre les rideaux de magasins, sous les balcons, etc., une ville nouvelle, faite de cartons et de bâches, voit le «jour» pour abriter des milliers de SDF le temps d'un somme avant que le tout soit détruit ou démonté à l'aube. Passant devant le port d'Alger, deux personnes tentent de se cacher dans les escaliers situés à proximité du portail de l'entrée principale. Deux filles, l'une, Wafa, âgée de 20 ans et l'autre, Karima, de 16 ans. Elles ne semblent pas trop inquiètes. Plutôt, surprises. Elles sont dans leur chez-elles sur ces escaliers. Au fait, elles attendent deux autres membres de leur famille. Leur maman et leur soeur ne sont pas encore revenues. «Elles sont parties trouver de quoi dîner», nous indique Karima, d'un regard sombre. Assise sur une marche d'escalier, enveloppée dans sa veste noire, Karima est une jeune fille vêtue d'une tenue aguichante. C'est le cas aussi de sa soeur Wafa qui porte une imposante cicatrice au visage. Wafa a les doigts truffés de bagues et le cou de chaînes. Toutes les deux disposent de téléphone portable haut de gamme. Rien ne semble troubler leur quiétude. Elles ont l'air très rassuré. «Je vis dehors depuis l'âge de 5 ans. Nous vivions avec ma mère et mes soeurs dans un appartement à Bains-Romains (Hammamet). Après la mort de mon père, son frère nous a chassés de cette maison», témoigne Karima. Toute la famille s'est retrouvée dehors. «Depuis qu'on a quitté notre maison, on n'y est jamais retourné. Aujourd'hui, cette maison a été vendue. On n'aurait jamais dû partir», ajoute-t-elle. Ayant perdu tout espoir de se voir loger un jour, cette famille a adopté la rue comme unique chez-soi. L'idée de rejoindre un centre d'accueil est bannie par ces filles. «J'ai eu à connaître plusieurs structures d'accueil. Je ne retournerai plus jamais là-bas. C'est moins dangereux pour nous la rue que ces centres. Vas-y faire un tour pour voir ce qui se passe réellement... C'est l'horreur», poursuit Karima. La nuit ne s'arrêtera pas devant le drame d'une famille livrée au-delà des limites de l'horreur humaine. Plus loin, une dizaine de jeunes regroupés en contrebas du boulevard Amirouche en gardien du «port». Parmi eux, deux mineurs. La montre affiche 23 heures. Zakaria n'a aucun papier sur lui. Il dit n'être pas loin d'avoir 17 ans. Sa famille, très nombreuse, habite dans un appartement étroit à la Casbah. Zakaria préfère habiter chez son oncle à Bordj El Kiffan. «Avant de me rendre chez mon oncle où je passe la nuit, je viens passer le temps avec mes amis ici jusqu'à des heures tardives», raconte Zakaria. Regards orientés à l'intérieur du port, avec ses amis, Zakaria supervise le tout. Il connaît tous les bateaux, les marchandises qu'ils transportent, les destinations, les départs et les arrivées... Ce n'est sans doute pas un loisir d'enfants, mais c'est un travail minutieux auquel s'adonne un potentiel «harrag». Zakaria aime passer des nuits entières avec ses amis, tous ne sont pas plus âgés que lui et déjà repris de justice, pour dit-il n'tfeker el-yamat (se souvenir du temps passé)», dit-il. Une réponse significative qui démontre le manque de perspective d'avenir de ce jeune qui n'est pourtant âgé que de 16 ans... La nuit ne s'arrête pas là non plus sur l'orée de l'innocence d'enfants issus de familles défavorisées. Les routes goudronnées s'allongent encore et encore pour accueillir d'autres victimes. Ziane, 17 ans, est mineur. Il quitte son domicile familial pour rejoindre ses amis «SDF» chaque soir. Ziane a quitté l'école dès le primaire. «Etant très turbulent, mon papa a décidé de me mettre dans un centre de rééducation pour que je puisse suivre une formation. Il ne savait rien de ces centres», se rappelle Ziane. Pour lui, son papa commettait une grave erreur en le plaçant dans ce genre de centres. «C'est là-bas où j'ai fait la connaissance de ces gens. Ils sont aujourd'hui, mes amis. Je ne peux pas me passer d'eux et eux non plus. On s'entraide beaucoup», poursuit-il. Ziane n'est pas issu d'une famille pauvre et ne vit pas non plus dans un appartement étroit. Il a noué des amitiés qu'ignorent totalement ses parents. «Si mes parents découvrent avec qui je traîne, ils me tueront», avoue-t-il. «Les parents n'y voient que du feu!» Chaque soir, pour les parents de Ziane, leur fils passe la nuit avec son frère dans un autre appartement qu'ils possèdent à Aïn Naâdja. Pour mieux se fondre dans cette communauté de SDF, Ziane prévoit toujours un pantalon plus ou moins sale qu'il met une fois avec eux. «Malheureusement, les parents n'y voient que du feu!». Comme l'expliquent les agents de la brigade des mineurs, «la démission des parents, les conditions défavorisées des familles, les problèmes familiaux (conflits, manque d'attention et de réceptivité, surveillance trop stricte, maltraitance, négligence...) sont les raisons qui font basculer les enfants dans de telles situations. Aujourd'hui, il s'avère que l'action sociale de l'Etat ne répond pas de façon efficace pour épargner les mineurs de toute forme de danger, moral ou physique. Ce qu'il faut savoir, c'est qu'au sein de la direction de la police judiciaire, la brigade de protection des mineurs est chargée de la répression des infractions à l'encontre des mineurs ainsi que de la prévention et la protection de l'enfance et de l'adolescence. «Un mineur, une fois présenté devant le juge des mineurs, ce dernier statuera sur son sort. Le placer ou non dans un centre d'accueil. Prévenir ce genre de situation c'est épargner aux mineurs de se retrouver emportés par la petite criminalité. La chose la plus importante, c'est que les mineurs puissent se ressaisir et évoluer dans leurs propres familles en ayant une scolarité normale», soutient l'officier de la brigade de prévention. L'unité mobile de la brigade des mineurs de la division de la police judiciaire poursuit sa patrouille en balayant ruelle par ruelle. En ce qui concerne les fugues de mineurs, la brigade fait un constat alarmant qui donne froid dans le dos. Chaque soir, police et juge des mineurs sont appelés à traiter des affaires d'enfants. Tous les soirs une histoire, un traitement, une décision, un jugement... Alger n'est pas encore redevenue «la Blanche»!