Les familles vivent toujours dans la détresse. Une nuit passée avec elles a été concluante. En effet, n'ayant pas été relogées, elles passent tout simplement leurs nuits à la belle étoile, et dans leurs voitures pour ceux qui en ont. Il est 20h30mn en cette nuit du 25 au 26 janvier, quand nous arrivons sur les lieux du drame. Le ciel est bas et une pluie fine, de celle qui vous pénètre jusqu'aux os en moins de cinq minutes, commence à s'abattre. Le froid est intense, le thermomètre affichant au maximum 7°C. Le temps est à l'orage. Des hommes se tiennent en groupes dans la grande cour rectangulaire. Des enfants jouent en courant dans tous les sens. D'autres, un peu plus âgés, affichent des mines sales où on lit souffrance, crainte et désespoir. Les femmes, une trentaine d'âges divers, se sont entassées en contre-bas d'un immeuble pour s'abriter de la pluie. Certaines sont assises à même le sol sur des cartons ou sur des chaises de fortune. Les autres, debout, se serrent les unes contre les autres du mieux qu'elles peuvent pour se protéger contre un froid glacial. Des femmes et des enfants du voisinage, surgissent avec des paniers pleins, des marmites et des bouteilles d'eau. «Ce sont les habitants des autres immeubles. Depuis le drame, ils nous offrent généreusement à manger et même à passer la nuit. Ils ont donné le meilleur exemple de solidarité», avance Houria, devenue sans domicile fixe (SDF) depuis la fatidique journée du 18 janvier. Déposés à même le sol, les mets sont chauds. Les femmes sont tout autour, mais personne n'ose avancer la main. «Le coeur n'y est plus. Difficile d'avaler la moindre bouchée quand on a tout perdu. Le spectre de nos cinq morts revient toujours pour nous rappeler notre triste sort», explique pudiquement Khalti Farida, les yeux embués de larmes. Quelques enfants uniquement ont daigné toucher aux plats. «On finira tous ensevelis» Les femmes ont l'air fatigué. Le teint cireux de celles qui n'ont pas goûté au plaisir du sommeil depuis longtemps, elles ont les traits tirés et les yeux cernés. Fatiha Barkat est très mal en point. Et pour cause: enceinte de sept mois et souffrant de plusieurs maladies dont l'hypertension et l'anémie. Elle s'est retrouvée du jour au lendemain sans toit et obligée de passer ses nuits dehors. Elle est sur le point de s'effondrer. Son malheur, elle ne le gère plus, c'est au-dessus de ce qu'elle peut supporter. Prenant Dieu à témoin, elle éclate en sanglots en tentant d'exprimer sa détresse. «Nous sommes des êtres humains. Depuis le drame, personne ne s'est enquis de notre situation. Même nos morts, nous les avons enterrés seuls. J'ai peur de perdre ma grossesse. Ni psychologues, ni médecins ne nous ont été dépêchés pour nous assister...», souffle-t-elle d'une voix à peine audible. N'y tenant plus, elle est vite conduite à l'hôpital par sa soeur. S'ensuit un silence de mort. Soudain, toutes se mettent à parler en même temps. Mme Saouli, appelée par ses voisins Khalti Zoubida, prend la parole. Veuve, cette ancienne infirmière vit avec ses trois enfants d'une trentaine d'années. Ils partagent un appartement exigu dans l'immeuble B8. Accablée, elle dénonce d'une voix vibrante d'indignation: «Notre immeuble a été signalé par les services des CTC après les inondations de Bab El Oued orange 4. Les travaux n'ont pas été entrepris. Seules les fissures ont été bouchées, le carrelage du sol refait et les murs et le toits repeints». Interrogée sur le refus des locataires de rejoindre leur domicile pour la nuit, elle avance: «On a tout simplement peur. Premièrement, les agents de la Protection civile nous ont conseillés de ne pas nous y aventurer. Le risque d'un effondrement à tout moment n'est pas écarté. Ensuite, il y a la décision des responsables de la Carrière Jaubert d'arrêter momentanément l'usage des explosifs. Cela signifie que les vibrations pourront causer l'affaissement de ce qui reste de l'immeuble». A ce sujet, comme pour appuyer les dires de sa voisine, Khalti Saâdia explique: «Le jour où a joué notre Equipe nationale contre l'Angola, dès la fin du match, les habitants des autres cités sont sortis manifester leur joie. Nous qui étions chez nous, ou ce qui en reste, avons senti de fortes vibrations. On a vite quitté les lieux». En effet, l'état des lieux ne prête pas à la confiance. Portes défoncées, fils électriques suspendus, murs fissurés et présentant par endroits de grands trous béants, le décor est digne d'un film d'horreur. Le sol tremble sous nos pas. Guidés par Kaci, il nous recommande de monter les escaliers un par un en mettant entre nous le maximum de marches. La visite terminée, nous retournons auprès des femmes. Il est maintenant un peu plus de deux heures du matin. Un petit garçon de six ans est adossé à une voiture. Des traces de poussière et de larmes séchées sont visibles sur son visage amaigri. Sa silhouette frêle nage dans un grand chandail troué. Traumatisé, il confie en monosyllabes: «Un Ghoul (monstre, Ndlr) a tué mes amis en les explosant. J'ai peur de rentrer à la maison. Je passe la nuit dans une voiture. Je ne vais plus à l'école.» Un enfant qui subira ce traumatisme jusqu'à la fin de ses jours. Soudain, des cris s'élèvent dans la nuit. Ils émanent d'une voiture. C'est Ratiba. Elle vient de faire un cauchemar. «C'est comme cela depuis le drame. Elle rêve toujours qu'elle est déchiquetée par une explosion ou ensevelie sous les décombres», explique sa soeur Shéhrazed. Au même moment, un violent vent se lève qui annonce l'orage. Ould Abbès répond Le lendemain, les familles se rendent à l'APC. «Aucun responsable ne daigne nous recevoir», se plaignent-ils. Après deux heures d'attente, les femmes s'énervent et commencent à marteler sur les tables et les portes. Ces dernières sont fermées à clé. Le P/APC ne veut toujours pas montrer le bout de son nez. Cela exaspère les femmes qui menacent d'occuper les lieux. Cinq minutes plus tard, la police arrive. L'adjoint du premier responsable de l'APC aussi. Il demande à ce qu'une délégation de quatre hommes et quatre femmes soit composée pour lui «rapporter les doléances». Enfermés dans un bureau, les pourparlers entre le responsable et les sinistrés durent jusqu'à 15h45mn. «Des promesses nous ont été faites sur l'honneur. Ils disent qu'on doit attendre le rapport du service des CTC. Les projecteurs qui ont été démontés il y a trois jours vont être remis à leur place», raconte Hamida qui a mené une véritable bataille pour faire entendre sa voix et celle de ses voisins. Joint hier, le département de Djamel Ould Abbès a tenu à confirmer que 17 chalets ont été distribués à Réghaïa. «10 seulement ont occupé les leurs. Les autres ont refusé», signale la responsable de la communication. Selon elle, les citoyens ont mal interprété les propos du ministre de la Solidarité M.Ould Abbès. «Il est vrai qu'il a dit dans les 24H, mais parlant des chalets. Les citoyens veulent avoir des habitations en dur.» L'informant sur la situation des familles restées sur les lieux et qui n'ont pas reçu d'aide, «ne serait-ce qu'une bouteille d'eau», elle promet que ce message sera transmis «immédiatement» au ministre. Quelques minutes après, cette responsable informe qu'une délégation du département de la Solidarité se déplacera sur les lieux pour s'informer des problèmes vécus depuis le drame. Chose faite d'ailleurs puisque la même responsable a promis d'envoyer à ces citoyens ce dont ils ont besoin, notamment des psychologues. Un point positif à mettre au compte du département de M.Ould Abbès. En effet, les ministères de notre pays nous ont habitués à la lenteur de leur réaction. Il est aujourd'hui pratiquement impossible qu'un ministère réagisse aux propos d'un journaliste qui attire l'attention sur un problème qui touche directement les citoyens. Dans tout cela, qu'ont fait le P/APC, le wali délégué ou encore le wali d'Alger?