«Une société qui ne se pense pas ne peut que s'enfoncer dans la décadence, lentement ou brutalement.» Alain Touraine Il n'y a pas plus instructif que d'écouter les confidences de gens de la génération précédente: ils ont connu une époque révolue que vous ne connaîtrez jamais et ils ont, en outre, accumulé des expériences non négligeables au cours d'une vie différente de la vôtre. C'est ce que je me disais en écoutant attentivement les échanges d'avis que se faisaient Da Meziane et Da Mokrane, deux cousins qui ont roulé leur bosse aussi bien ici qu'en France. Da Meziane a, dans sa jeunesse travaillé sous la férule de son père, un rude cultivateur qui possédait de vastes champs dans la plaine. Il cultivait l'orge et le sorgho et possédait quelques vaches laitières dont s'occupait Da Meziane. La vie de celui-ci se serait écoulée comme un long fleuve tranquille si, à la veille de la guerre, il n'avait eu une altercation avec un voisin qui voulait l'empêcher de faire abreuver ses bêtes dans une source mitoyenne. L'affaire tourna mal et le voisin peu accommodant fut assez sérieusement rossé par Da Meziane qui était d'un naturel un peu vif. Pour calmer les choses, son père l'expédia en France où il travailla jusqu'à la mort de celui-ci. Malgré son long séjour dans les ateliers du Nord, il avait toujours gardé son caractère de montagnard intraitable et son attachement à la terre de ses ancêtres. Pour Da Mokrane, les choses s'étaient passées autrement. Ayant perdu très tôt ses parents, il dut, une fois sa majorité atteinte, aller travailler dans les riches plaines du littoral pour fuir un oncle cupide qui l'avait pris en charge. Les deux cousins avaient une chose en commun: ils ne s'étaient pas trop attardés à l'école parce que l'économie familiale l'exigeait et ils avaient tous deux passé la période des années de braise en France. C'est ainsi que, par cette belle soirée d'été, ils devisaient avec une tendre complicité comme seuls peuvent l'avoir ceux qui ont partagé les illusions de la jeunesse et les déboires de la vie adulte. A leur retour au pays, ils avaient trouvé le village bien changé: une nouvelle génération avait poussé en leur absence et le village avait littéralement gonflé, débordant sur les champs, les jardins potagers qui faisaient sa renommée et ses vergers. Des villas prétentieuses avaient poussé tout autour du vieux noyau qui ressemble à présent à un amas désordonné de constructions en béton et les terrasses blanchies ont pris la place des tuiles rouges. Les nouveaux riches n'ont pas hésité un seul instant à couper les figuiers, les oliviers, les mûriers ou les grenadiers touffus qui poussaient autour des jardins potagers. Les gens avaient été pris comme partout ailleurs par la fièvre de la construction dans un environnement où l'urbanisme était absent: il fallait à tout prix donner un toit à toute la nouvelle génération montante qui était devenue exigeante en matière de confort. «Je me demande comment ils feront demain pour manger!» déclara Da Mokrane. «Toutes les parcelles ont été morcelées. Voilà ce que c'est que d'avoir une nombreuse descendance. Demain, il n'y aura plus rien à partager. Déjà, il y a de nombreux litiges en justice entre frères et cousins. C'est inimaginable! Toutes les terres qui peuvent rapporter quelque chose ont été occupées. Les gens se sont même avancés à construire dans la plaine. Cela avait commencé insidieusement par des élevages de volailles. Puis, des maisons se sont dressées autour des hangars. Même les buissons de ronces ont disparu. Bientôt, il faudra aller loin pour entendre le chant des cigales. C'est vraiment un crime que de construire sur des sols rentables.» Da Mokrane poussa un soupir qui en disait long. «Les gens n'ont pas le choix», «répliqua Da Meziane. «Ils ne peuvent construire que là où ils peuvent avoir accès à l'eau. Et puis, il n'y a plus personne pour sauver ce qui peut encore être sauvé».