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Le 7e étage
Publié dans Liberté le 13 - 01 - 2009

Après trente années d'émigration, Belkacem décida de rentrer au bled définitivement. Il a déjà 65 ans, et a passé la moitié de sa vie dans les usines Renault où il travaillait comme électricien.
Marié et père de cinq enfants, Belkacem économisait autant qu'il pouvait afin de pouvoir construire un jour un toit décent pour sa famille sur la terre de ses ancêtres. Le voici mis en retraite et largement récompensé pour ses loyaux services. L'entreprise Renault lui offrit une belle prime et une solide pension mensuelle. Belkacem, décidé plus que jamais à rentrer à “tamourth”, recompte pour la énième fois ses économies et révisa son compte bancaire avant de retirer une forte somme. Le billet d'avion en poche, Belkacem se rendit seul au bled, et inspecta le terrain à construire. C'est une superficie de 2 000 m2 que lui avait légué son défunt père. Il était fils unique, la plupart de ses cousins et parents sont déjà sous terre. Il opte finalement pour un terrain sur la colline dominant le village, et entreprit les démarches nécessaires pour une construction rapide et répondant aux normes du modernisme. Il reconvertit son argent en dinars et multiplia par dix la somme qu'il avait en sa possession pour obtenir un montant inimaginable.
Un bataillon de maçons et de manœuvres travailla d'arrache-pied et sans arrêt, si bien qu'au bout de six mois, la “petite villa” de “Si” Belkacem qui grandissait de jour en jour ressemblait à un véritable building. Belkacem, qui au début n'avait prévu que deux étages, demanda à l'entrepreneur de faire en sorte que sa maison soit la plus haute et la plus belle du village. Entraîné par la folie des grandeurs, Belkacem fit venir de France des meubles, de la vaisselle, des tapis, des lustres, etc. et tout l'arsenal électroménager nécessaire à une cuisine ultramoderne. Il fit clôturer ses jardins et les équipa de bancs, chaises longues, parasols et balançoires pour ses petits-enfants.
Au village, on ne parlait que de lui. Il le sait et en est fier, si fier qu'il ne cessait de construire étage sur étage. Il en est déjà au sixième. Mais malgré tout, il demeurait insatisfait. Sa grande terrasse de 7mx5m livrée au soleil et à la pluie ne lui plaisait guère. Il décida alors en commun accord avec son entrepreneur d'aménager un septième étage et de clôturer la bâtisse par une solide dalle en béton.
Le soir même, il parla de son projet au sage de la djemaâ, et lui demanda son avis, tout en bombant le torse de fierté et en toisant les petits paysans de son patelin du haut de son orgueil. Le sage le prit à l'écart et lui tint ce discours :
“Si Belkacem, tu as effectué en six mois, ce que nous autres nous n'aurions pu réalisé en dix ans. Tu as meublé ta maison avec des choses que nos pauvres paysans n'ont jamais vues même en rêve. Soit simple et remercie Dieu de t'avoir accordé une longue vie et de t'avoir donné une bonne santé qui t'ont permis de réaliser tous tes rêves. Si tu veux ajouter un étage, nous ne pouvons t'en empêcher, mais saches que chez-nous en Kabylie, nous n'aimons point les apparences diaboliques, de ces constructions trop agressives qui ne sont en réalité réalisées que pour le tape-à- l'œil et le qu'en dira-t-on. À mon avis, deux étages t'auraient suffi, d'autant plus que tes enfants sont en France et ne viendraient que pour les vacances de temps en temps.”
Belkacem, que de tels propos avaient offusqué, jeta un regard hautain au sage et lui dit :
- “Vous autres paysans, vous êtes jaloux et perfides… Vous n'êtes en vérité que de pauvres vauriens qui ne savent même pas ce que c'est qu'une maison confortable, et bien sûr vous auriez voulu me voir habiter dans un gourbi comme vous tous…. moi je suis un “sifilisé”, et j'ai vécu avec des “sifilisés” et vous n'aimez point les bonnes manières, ni tout ce qui est moderne…”
- “Mais, le coupa le sage, nous ne t'avions pas empêché de construire ou de vivre dans le confort, seulement pense un peu à tout ce gaspillage de béton et de briques, tu ne cesse de collectionner les étages pour narguer les gens… Le bon Dieu n'aime pas les abus, et tout cet argent aurait pu servir à construire la mosquée et à rénover “tala”.
- “Ah… voilà, je vous vois venir, c'est mon argent que vous voulez… hein bande de truands, on ne me la fait pas à moi, et je continuerai à monter en étage jusqu'à arriver au ciel. Peut-être que votre bon Dieu me tiendra les même propos.”
Belkacem ne se contrôlait plus, et les paysans baissant la tête se levèrent un par un. Quelques-uns émirent quelques propos : “Il a perdu la tête , il insulte même le bon Dieu.”
“L'argent l'a rendu fou, ses parents doivent se retourner dans leur tombe, si pieux qu'ils étaient !”
- “Le bon Dieu saura le punir, et le châtiment divin ne saurait tarder.”
Quelques mois après cet incident, Belkacem réalisa le 7e étage. Comme il était électricien, il décida d'installer le réseau électrique lui-même. Pendant une semaine, il travailla sans relâche. Il encastra les fils et installa les interrupteurs. Satisfait de son travail, il voulut rajouter une dernière lampe à la véranda du dernier étage. Il tira un fil du gros câble, et le testa. Le tournevis s'alluma. C'est bon, se dit Belkacem, voyant un peu, il me faut une douille à vis et une lampe… Saisissant une douille, il remonta sur l'échelle, mais ne voilà-t-il pas que la douille lui glisse des mains pour atterrir à l'intérieur d'un seau plein d'eau qui était à proximité de l'échelle. Dans son empressement, Belkacem la repêcha, et les mains dégoulinantes d'eau, il entreprit de la relier au fil électrique sans prendre le temps de couper le courant.
Une violente décharge électrique le propulsa sur la murette de la terrasse. Encore sous le choc, Belkacem ne voyait rien. Il essayera de se relever, mais sa jambe rencontra le vide, et il fut projeté du 7e étage au sol. Sa tête se cogna contre la barrière du jardin, et son crâne se fendit en deux. Arrivés sur les lieux, les paysans ne purent que constater le décès de “Si Belkacem” qui voulait monter au ciel.
Il doit être bien arrivé maintenant que même son corps n'est plus qu'un amas de chair et d'os.
Y. H.


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