Laminée par la lutte contre la dictature, l'opposition laïque tunisienne peine à trouver ses marques dans la transition démocratique face aux islamistes dont l'arrivée au pouvoir a été favorisée par sa désunion lors des élections post-révolutionnaires. Le meurtre mercredi de l'opposant de gauche et anti-islamiste Chokri Belaïd a été l'occasion de serrer les rangs mais ce potentiel «peut être saisi ou dilapidé», affirme Kamel Laabidi, fondateur de l'ONG «Vigilance pour la démocratie et l'Etat civil». Pour le moment la seule initiative commune du camp séculier a été le boycott jusqu'à nouvel ordre de l'Assemblée nationale Constituante (ANC), où le parti islamiste Ennahda, secoué lui aussi par une crise, domine avec 89 sièges sur 217. L'opposition laïque a apporté cette semaine son soutien à l'initiative du Premier ministre islamiste Hamadi Jebali qui, pour sortir de la crise politique, veut former un gouvernement de technocrates malgré l'hostilité de la direction d'Ennahda, menaçant de démissionner en cas d'échec. Mais cet embryon d'unité reste miné par les dissensions ressorties dès le lendemain de la révolution de 2011 qui a chassé du pouvoir Zine Al Abidine Ben Ali. «Les décennies d'autoritarisme et de répression ont usé les démocrates et leur émiettement a empêché l'émergence d'une force unie et fait apparaître Ennahda islamiste comme une puissance», résume M. Laabidi. Entre divisions et luttes d'ego, les laïcs ont été défaits lors des élections de l'ANC en octobre 2011, premier scrutin libre suivant la révolution. «Comment recoller les morceaux dans un camp divisé par des chefs prisonniers de leurs ambitions personnelles et calculs politiciens»? s'interroge M.Laabidi. Le «groupe démocratique» ne compte que 35 députés. S'ils ont en commun une ligne de résistance aux islamistes, ils ont échoué à faire ressortir des idées ou un chef clairs. Les vieux routards de la résistance à Ben Ali ont formé des alliances au programme vague, notamment sur la question de l'économie, alors que le chômage et la misère étaient au coeur de la révolution et restent d'actualité. «Les forces politiques sont faites d'alliances de circonstances avec pour objectif principal de stopper Ennahda», selon le politologue Ahmed Manaï, pointant l'absence d'un «programme de gouvernement suffisamment crédible». Un pôle centriste hétéroclite s'est créé autour de la personnalité de Béji Caïd Essebsi, un ex-Premier ministre post-révolutionnaire de 86 ans et ancien ministre du père de l'indépendance, Habib Bourguiba. Cette «Union pour la Tunisie», scellée fin janvier, réunit Nidaa Tounès de M.Essebsi ainsi que Al Massar et Al Joumhouri, deux partis issus de fusions entre ex-communistes et gauche pour le premier, libéraux et centristes pour le second. «Un fourre-tout anti-Ennahda», juge M.Laabidi. Plus à gauche, le Front populaire fondé en octobre réunit une dizaine de groupes marxistes et/ou panarabes, se positionnant en porte-parole des laissés-pour-compte et gagne en sympathie, l'opposant assassiné ayant été l'une de ses figures. D'autres opposants à Ben Ali se sont résignés à une coalition «contre nature» avec Ennahda. Démocrate, intransigeant sur les libertés, Moncef Marzouki est devenu, après son long exil, président de la République grâce aux islamistes. Mais Ennahda s'est efforcé de marginaliser M. Marzouki qui alterne critiques à l'adresse des islamistes et défense de leur alliance pour concilier Islam politique et démocratie. «Des milliers de démocrates sont déçus de le voir accepter des miettes, être réduit à l'impuissance face à des islamistes enclins à mettre la main sur les institutions», note M.Laabidi. Le social-démocrate Mustapha Ben Jaafar s'est aussi allié à Ennahda, obtenant la présidence de l'ANC, une fonction qu'il a payée cher: les militants et plusieurs députés l'ont abandonné.