il est entré éclatant d'héroïsme culturel dans «La guerre d'Algérie, la plus hallucinante qu'un peuple ait menée pour briser l'oppression coloniale». La citation est extraite de Sociologie d'une révolution (L'An V de la Révolution algérienne) (*) de Frantz Fanon qui, dit-on, converti à l'islâm, a opté pour le prénom Omar. Une relecture de cet exceptionnel et historique ouvrage s'impose, et tout spécialement pour découvrir ou redécouvrir, la valeur factuelle du hâïk algérien dans le chapitre premier intitulé «L'Algérie se dévoile». Ecrit, en pleine guerre de Libération nationale, en juillet 1959 et paru presque dans la clandestinité à l'automne de la même année, il y a donc cinquante-quatre ans, ce livre n'a pas eu les faveurs d'une large et libre distribution et si, en conséquence, peu ont en pu lire la toute première édition en France, il est fort compréhensible qu'il en a été pareillement en Algérie où, ainsi que le fait remarquer l'auteur, «le peuple subissait les assauts les plus massifs du colonialisme». La plénitude d'une pensée révolutionnaire La personnalité de Frantz Omar Fanon est connue par les Algériens et par tous les peuples opprimés, déshumanisés, mais solidaires, à travers le monde. Fanon est né le 20 juillet 1925 à Fort-de-France en Martinique. Il a été héros de la lutte antinazie, en 1943, et, par la suite, figure de proue du combat contre le colonialisme. Psychiatre, il a exercé, en 1953, à l'hôpital psychiatrique de Blida-Joinville. Il avait alors déjà publié de nombreux articles et, juste l'année précédente, Peau noire, masques blancs, éd. Seuil, Paris. Bientôt, il milite naturellement pour l'indépendance algérienne dans le FLN. En 1956, il démissionne de son poste de médecin-chef pour rejoindre Tunis et s'engager à fond dans le combat pour libérer sa terre d'adoption. Il publie, en 1961, Les damnés de la terre, avec une préface de Jean-Paul Sartre, éd. F. Maspero, Paris. Ses articles dans El Moudjahid (1957-1958), entre autres journaux et revues, ses analyses, ses conférences, sa participation, notamment au Congrès des écrivains et artistes noirs en 1956 et les missions officielles (dont celle d'ambassadeur au Ghana) qu'il a accomplies au nom du Gouvernement Provisoire de la République Algérienne, le font reconnaître comme un Moudjahid total par le peuple algérien et comme maître à penser par de nombreux intellectuels du «tiers-monde». En 1964, est paru Pour la révolution africaine, Libr. F. Maspero, coll. «Cahiers libres». Fanon a échappé à plusieurs attentats en Algérie, au Maroc, en Italie et en Tunisie. Atteint d'une leucémie, il meurt algérien, le 6 décembre 1961, sous le nom d'Ibrahim Fanon (son nom de guerre, selon le sociologue Yvon Fotia) dans un hôpital de Washington, à l'âge de 36 ans, seulement. Il a été inhumé dans le cimetière des «chouhadâ» de la petite localité de Aïn Kerma, située à la frontière algéro-tunisienne dans la wilaya d'El-Tarf. Longtemps occulté, ailleurs, et disons-le franchement parfois dans certains pays colonisés qu'il a soutenus de toutes ses fibres d'intellectuel révolutionnaire, Fanon réapparaît, dans toute la plénitude de sa pensée, grâce à ses travaux sur «les affres du colonialisme» à travers le monde et en particulier en Algérie. Il s'est essayé à tous les genres littéraires, y compris le théâtre. Il laisse une oeuvre à laquelle s'éveillent progressivement les jeunes générations éprises de progrès, de justice et de paix, un peu partout dans les contrées souffrant encore aujourd'hui d'un néocolonialisme vivace ou hélas! de la tyrannie de dirigeants oublieux du joug colonial. Chez nous, et en ce jour même, entre autres chapitres fulgurants et lumineux des ouvrages de Frantz Fanon, un chapitre retient notre attention. Nous en faisons un hommage ému à sa mémoire: il a pour titre «L'Algérie se dévoile» et il se trouve dans Sociologie d'une révolution (L'An V de la Révolution algérienne)... Allons-y donc! Le hâïk patrimoine vestimentaire féminin J'ai appris, par L'Expression du 3 mars dernier, qu'un défilé citoyen de femmes algéroises en hâïk aura lieu demain jeudi 21 mars dans notre capitale. Bien que la mutation de la société algérienne soit patente, il s'agit ici seulement d'une pure manifestation culturelle célébrant un objet vestimentaire d'une rare valeur morale et technique, inégalée dans une communauté musulmane, et c'est le voile traditionnel féminin algérien porté par nos mères, grands-mères, nos aïeules. De même, sa valeur civilisationnelle et historique ne fait que renforcer le caractère d'évidence du riche patrimoine identitaire de l'Algérie libre et indépendante. On annonce qu'un cortège de femmes de tout âge en hâïk blanc se produira avec élégance, dignité et joie comme dans une fête familiale, grandiose et éducative. Il partira de la Casbah d'Alger, la légendaire Qaçba, zemân, pour se rendre à la mémorable place Emir Abd el-Kader. Aussi, à la date du premier jour de printemps 2013, la ville d'Alger sera-t-elle Blanche, comme il se doit, du hâïk blanc, symbole de pudeur et de noblesse, de féminité et de distinction, de nostalgie légitime et d'authenticité immaculée. Sans doute, l'histoire du Voile, el hâïk, est-elle longue. Pour les musulmans, elle remonte au début de l'Islâm. Dans Le Saint-Coran, Dieu prescrit le djilbâb (le voile) (Sourate XXXIII, Al Ahzâb, Les Factions, Verset 59), bien défini, sans vrai rapport, nous affirment les grands savants en sciences islamiques, avec le hidjâb et moins encore avec le niqâb, le tchador ou la burqaa, taillés et retaillés au cours des siècles et de l'évolution de la société et surtout de la toilette féminine de chaque pays musulman... Mais restons plutôt dans le domaine du patrimoine vestimentaire féminin algérien, le hâïk traditionnel dont les techniques de fabrication sont particulières et qui se présente et se porte de différentes façons dans chaque région de notre pays. C'est, par exemple, et sans aller au détail: à Alger, le hâïk et-telhîf (simple étoffe légère posée sur les épaules) et un pantalon sirwâl ez-zanqâ (en guise de vêtement de rue) ou el-fachtân (jupe courte sur le pantalon), hâïk el-maramma (réalisé au métier à tisser) et el-idjâr, la voilette brodée, foûta ntâSnânîg (foûta blanche de Salonique); en Kabylie, el-foûta; à Tlemcen, elachâchî (du nom de son fabricant); à Oran, el-Kassâ; à Constantine, el-melâya; dans le Sud, el-melhfa, et-tissaghnest; dans plusieurs régions et particulièrement au M'Zâb, le boû aouina (hâïk ne laissant apparaître qu'un seul oeil). Frantz Fanon aborde la question du voile (le hâïk) dans Sociologie de la révolution (L'An V de la Révolution algérienne). Sachant que la colonisation algérienne a été une tentative claire et nette de colonisation de peuplement et qu'avec Fanon «toute colonisation de peuplement porte en germe au moins une dimension génocidaire», le voile signifie, spécialement à cette époque de résistance une identité féminine nationale algérienne. Dans la section «L'Algérie se dévoile», Fanon écrit: «A l'offensive colonialiste autour du voile, le colonisé oppose le culte du voile», estimant que l'«exhibitionnisme véhément et agressif» est la seule réponse à l'acculturation qu'impose le colonialisme aux Algériens. «L'Algérie se dévoile» Prenons encore quelques citations lapidaires: «Le voile délimite à la fois la société algérienne et sa composante féminine.» / «Le combat décisif est engagé.» / «La désagrégation des formes d'existence susceptibles d'évoquer de près ou de loin une réalité nationale, vont porter le maximum de leurs efforts sur le port du voile, conçu en l'occurrence, comme symbole du statut de la femme algérienne.» / «À un premier niveau, il y a reprise pure et simple de la fameuse formule: «Ayons les femmes et le reste suivra.» / «Convertir la femme, la gagner aux valeurs étrangères, l'arracher à son statut, c'est à la fois conquérir un pouvoir réel sur l'homme [...] et [...] déstructurer la culture algérienne.» / «La décision d'engager les femmes comme éléments actifs dans la Révolution algérienne ne fut pas prise à la légère.» / «Il faut constamment avoir présent à l'esprit le fait que l'Algérienne engagée apprend à la fois d'instinct son rôle de ́ ́femme seule dans la rue ́ ́ et sa mission révolutionnaire. [...] C'est sans apprentissage, sans récits, sans histoire, qu'elle sort dans la rue, trois grenades dans son sac à main ou le rapport d'activité d'une zone dans le corsage.» Les temps sont alors bien changés. L'Algérienne combattante de la Révolution est devenue une «femme-arsenal» à l'égal de son frère fidâî combattant contre l'armée coloniale. «Porteuse de revolvers, de grenades, de centaines de fausses cartes d'identité ou de bombes, la femme algérienne dévoilée évolue comme un poisson dans l'eau occidentale. [...] Personne ne soupçonne que dans ses valises se trouve le pistolet-mitrailleur qui, tout à l'heure, fauchera quatre ou cinq membres d'une des patrouilles.» / Elle ne rase plus les murs comme elle avait tendance à le faire avant la Révolution.» Enfin, «L'Algérie se dévoile» est une victoire révolutionnaire parfaitement historique: «Voile enlevé puis remis, voile instrumentalisé, transformé en technique de camouflage, en moyen de lutte.» / «Le caractère quasi tabou pris par le voile dans la situation coloniale disparaît presque complètement au cours de la lutte libératrice.» / «Il est vrai que dans certaines conditions, surtout à partir de 1957, le voile réapparaît. Les missions deviennent en effet de plus en plus difficiles.» Le 13 mai 1957, le colonialisme revient à sa vieille méthode: «Dévoiler l'Algérie.» «Des domestiques menacées de renvoi, de pauvres femmes arrachées de leurs foyers, des prostituées, sont conduites sur la place publique et symboliquement dévoilées aux cris de: «Vive l'Algérie française!» Devant cette nouvelle offensive [...], spontanément et sans mot d'ordre, les femmes algériennes dévoilées depuis longtemps reprennent le haïk, affirmant ainsi qu'il n'est pas vrai que la femme se libère sur l'invitation de la France et du général de Gaulle.» / «Après le 13 Mai, le voile est repris, mais définitivement dépouillé de sa dimension exclusivement traditionnelle.» Je souhaite terminer par cette réflexion sublime et émouvante de Frantz Omar Fanon: «Côte à côte avec nous, nos soeurs bousculent un peu plus le dispositif ennemi et liquident définitivement les vieilles mystifications.» Je n'ai pu me permettre d'être plus long, mais je me suffis de ces quelques brillantes citations pour espérer vivement que le hâïk algérien soit reconnu comme patrimoine vestimentaire national et que beaucoup liront directement dans le texte Sociologie d'une révolution (L'An V de la Révolution algérienne) l'immense pensée de Frantz Fanon le moudjahid algérien. (*) Sociologie d'une révolution (L'An V de la Révolution algérienne) de Frantz Fanon, Editions F. Maspero, Petite collection n° 28, Paris, 1959, 175 pages.