Elle est arrivée, hier matin à 9 heures et patiente depuis deux heures: pour Carmen Fernandez, femme de ménage espagnole employée à Gibraltar, aller travailler devient chaque jour plus compliqué, alors que les contrôles frontaliers se sont intensifiés. «Je n'entre pas à pied, parce qu'il me faudrait payer le parking ici puis l'autobus là-bas, et je ne m'en sortirais pas financièrement», explique-t-elle. Pendant que les véhicules avancent au compte-gouttes, cette mère de famille, âgée de 36 ans, venue de la commune voisine de San Roque, coupe le moteur de sa voiture et la pousse lentement, dans l'une des trois longues queues qui se sont formées. Autour d'elle, la nervosité, après de longues heures d'attente, se fait sentir. Quand soudain une voiture tente de se glisser dans la file, elle est accueillie par un concert de klaxons. Carmen travaille depuis cinq ans dans le petit territoire britannique de Gibraltar, point de friction entre Londres et Madrid, qui lui en dispute la souveraineté. C'est justement un regain de tension qui a conduit les autorités espagnoles à renforcer ces dernières semaines les contrôles à la frontière. «Tous les étés, c'est comme ça, il y a toujours un motif qui surgit pour augmenter les contrôles, mais cet été c'est pire «, soupire-t-elle. Carmen est l'une des premières victimes de ces bouchons, devenus le cauchemar quotidien des quelque 10.000 Espagnols qui travaillent à Gibraltar. L'Espagne affirme être dans son bon droit, assurant que les contrôles à la frontière sont nécessaires pour lutter contre la contrebande, de tabac surtout. Mais côté britannique, on y voit plutôt des représailles à la construction par Gibraltar d'un récif artificiel composé de blocs de béton coulés en Méditerranée, qui gêne le travail des pêcheurs espagnols. Au poste douanier, surnommé ici «la grille», les gardes civils espagnols, convertis à la grève du zèle, inspectent tous les véhicules qui passent, motos et vélos compris. «Tout ça c'est juste de la politique «critique Francis Perez, 30 ans, ouvrier du bâtiment au chômage qui se rend à Gibraltar avec sa femme, ses enfants et le grand-père de la famille. «Aujourd'hui, il ne fait pas trop chaud mais il y a d'autres jours si, et c'était difficilement supportable. «L'impatience monte: assise à l'arrière d'une voiture qui se trouve encore loin dans la file, une femme âgée tapote nerveusement sa carte d'identité espagnole contre la vitre. D'autres sortent se dégourdir les jambes en attendant la prochaine avancée de leur véhicule, de seulement trois ou quatre mètres. «C'est horrible», dit Juani Romero, femme au foyer de 58 ans venue avec son mari de la ville voisine d'Algeciras. «Nous ne venons jamais», explique-t-elle, mais «demain nous partons en voyage pour aller voir notre fille qui vit à Madrid, et comme l'essence est moins chère à Gibraltar, on s'est dit qu'on viendrait l'acheter ici». «On avait entendu parler de quelque chose aux infos, mais on n'imaginait pas que la queue serait aussi longue», ajoute son mari, visiblement énervé. En milieu de journée, hier, la mauvaise nouvelle tombe: à 13h, la police de Gibraltar annonce un temps d'attente de cinq heures pour entrer. D'autres fois, c'est à la sortie du territoire que les queues sont interminables. Près de la frontière, des groupes de volontaires distribuent de l'eau aux visiteurs ainsi coincés, surtout aux familles avec de jeunes enfants. Richard Monroe est dans ce cas. Cet informaticien de 42 ans est venu de Londres, pour la première fois, avec ses trois enfants âgés de trois mois, trois et cinq ans. Face au bouchon, il vient d'opter pour une autre stratégie: «Nous nous garons là» indique-t-il, «ainsi nous évitons ce problème». «Je regrette pour les Espagnols et les habitants de Gibraltar, parce qu'ils souffrent d'une situation créée par leurs gouvernements» observe-t-il. Derrière la poussette et portant leurs énormes valises, la famille dépasse, à pied, les voitures de la queue et traverse enfin la frontière.