A Maghnia, le chômage est devenu une fatalité. Ici, les jeunes n'ont rien à faire. L'oisiveté leur tend les bras et le dénuement fait naître dans leurs têtes les rêves les plus fous. Mais que faire quand on ne travaille pas, quand on est rejeté des bancs de l'école, alors qu'on est tout juste haut comme trois pommes? A Maghnia, le chômage est devenu une fatalité. Les jeunes se retrouvent contraints de faire dans la débrouille pour gagner leur pitance. «La maïserie, les commerces et les petites entreprises ne peuvent à eux seuls fournir des emplois aux cohortes de chômeurs qui envahissent les rues par fournées entières», dira un jeune rencontré au marché de la ville. Cette situation a poussé les plus téméraires à faire preuve d'ingéniosité pour gagner de l'argent. Certains scrutent vers l'Ouest à la recherche d'une voiture revenue du Maroc chargée de marchandises qui iront fleurir les étals du marché couvert, alors que d'autres attendent patiemment l'arrivée du camion citerne de la Sonatrach qui approvisionne les stations-service, pour arborer un large sourire. «Oui je fais du trafic de carburants et je ne m'en cache pas. C'est pour moi la seule manière pour faire vivre ma nombreuse famille», dira un jeune. Ce genre de trafic est devenu le seul gagne-pain de plusieurs centaines de jeunes qui parcourent, chaque jour que Dieu fait, les localités de Chebikia, El Achayech et tous les lieux dits de la bande frontalière. «El guetra», une activité juteuse Ahmed, qui se définit comme le roi de la débrouille, reconnaît vivre de cette activité. «Quelques traversées par jour de la frontière me permettent de gagner environ 20 fois le Smig», avouera-t-il. Son cas n'est rien à côté des barons qui se sont installés dans la région pour contrôler tous les trafics. Ces derniers ont un pied dans tous les types de contrebande. Il leur arrive d'envoyer vers le Maroc les dattes, le rond à béton, tous les types de carburants. Même les médicaments destinés aux malades atteints de pathologie chronique n'ont pas échappé à la voracité de ces trafiquants de haut vol qui n'hésitent pas à tremper de temps à autre dans le trafic de drogue. «Moi, je ne fais pas comme eux. Moi je ne fais que les carburants et mes entrées me permettent de faire des aller-retour quotidiens sans être inquiété», dira Ahmed. Après son exclusion de l'école, il a réussi en vendant les quelques bijoux de sa mère et en économisant des gains générés par la contrebande à s'acheter une vieille Mercedes 300D. «C'est le type de véhicule très prisé par tous ceux qui font ce genre de trafic, pour les nombreux avantages qu'il offre», dira-t-il. Un deuxième réservoir est installé sur le véhicule qui sera équipé d'un système de goutte à goutte identique à celui des perfusions. Grâce à cet équipement, le contrebandier pourra disposer d'une capacité d'environ 150 litres de carburant qu'il pourra vendre à chaque traversée de la frontière. Plusieurs maisons construites récemment le long de la bande frontalière sont en fait des dépôts de carburants destinés à la contrebande. Sur les terrasses de ces demeures, les citernes ne contiennent pas de l'eau mais de l'essence, du gas-oil et même des huiles destinées à un usage industriel. «Certains ont installé des bâches à eau dans lesquelles ils recueillent les carburants rachetés à petites quantités auprès d'automobilistes et de certains agriculteurs véreux qui n'hésitent pas à se séparer de leurs réserves de gasoil, moyennant de substantielles sommes d'argent. Dans les cours des maisons, tout un système de pompage a été installé. Les bâches à eau sont équipées de petites pompes pour remplir les réservoirs des voitures légères qui transportent, chaque jour que Dieu fait, d'énormes quantités vers le Maroc. Chaque voiture effectue en moyenne 4 à 5 traversées par jour, ce qui se traduit par des gains quotidiens de 5000 à 8000 DA pour le trafiquant», avouera Ahmed. Cette situation inquiète bon nombre d'habitants des régions frontalières touchées par le phénomène. L'apparition de ces réserves clandestines de carburants fait planer un danger sur plusieurs localités. «Ce sont de véritables bombes à retardement prêtes à exploser. Il suffit d'un rien pour que la catastrophe se produise», dira un autre jeune qui a l'habitude d'accompagner les convoyeurs dans leurs traversées des frontières. Pour parer à ce trafic devenu une véritable plaie pour l'économie de la région, le wali de Tlemcen avait pris la décision de réglementer le mouvement des carburants le long de la bande frontalière. Cette décision, somme toute logique, n'a pas été du goût de certains propriétaires de stations de service qui avaient l'habitude de travailler avec les trafiquants. Une levée de boucliers s'en était suivie. Les agriculteurs de la région, les chauffeurs de taxi et les propriétaires de bus de transport pour les longs trajets furent utilisés contre leur gré pour contraindre les services publics à annuler l'ordonnance du wali de Tlemcen. Le texte prévoyait un rationnement des approvisionnements selon les besoins de chaque client. Les agriculteurs avaient un quota défini selon leur parc roulant et selon les campagnes agricoles. Les chauffeurs de taxi et les propriétaires de moyens de transport public étaient servis, quant à eux, selon les trajets sur lesquels ils étaient affectés et selon le nombre de rotations. Ce rationnement a été très vite dénoncé par les barons du trafic des carburants qui voyaient en lui un rétrécissement de leur marge de bénéfices. Ces derniers n'hésitèrent pas à manipuler les propriétaires de moyens de transport publics pour les amener à faire grève et contraindre les services publics à annuler les dispositions de cette mesure de rationnement. Après un bras de fer qui avait duré deux ans, la mesure a été annulée au grand bonheur des trafiquants qui pouvaient reprendre allégrement leur business. Aujourd'hui, ces derniers ne se cachent pas pour suivre les camions citernes dans leur périple à travers les stations-service disséminées à travers l'ensemble du territoire de la wilaya de Tlemcen. Cette façon d'agir a créé un déséquilibre entre l'offre et la demande, puisque les besoins supposés de la seule ville de Maghnia sont de loin gonflés par les quantités de carburants qui traversent clandestinement la frontière. Des occasionnels coiffés au poteau Ce genre de trafic était au départ l'apanage de certains occasionnels qui revendaient, une fois arrivés au Maroc, une partie du contenu des réservoirs de leurs véhicules. Par cette façon d'agir, ils gagnaient de substantielles sommes d'argent qui leur permettaient de passer confortablement le week-end avant de revenir en Algérie. «C'était la contrebande du voyageur véhiculé. Cela ne dépassait pas ce cadre. Ce filon juteux a été très vite remarqué par des individus qui s'y sont engouffrés devenant ainsi les barons d'une contrebande d'un nouveau genre», dira notre interlocuteur Ahmed. L'importance de ce trafic cause aussi des dégâts considérables sur l'économie de la région de Maghnia. Ce sont des sommes importantes qui échappent au fisc marocain, contraint de voir les carburants introduits frauduleusement de l'Algérie, vendus à des prix compétitifs, envahir les marchés de ses villes de l'Est. Les jeunes de Maghnia ne veulent pas servir de passeurs aux invisibles barons de la drogue. Ils ne veulent pas se disputer les murs de la ville. C'est pourquoi ils sont devenus les maîtres de la débrouille pour ne pas sombrer dans l'illégal qui pourrait les conduire à la prison. Pour eux, revendre les hectolitres de carburants aux Marocains n'est pas un délit. C'est juste un moyen de gagner sa croûte. Mais que peuvent-ils faire d'autres quand l'oisiveté leur tend les bras et quand les postes d'emploi se font rares dans cette localité frontalière?