Il y a de cela cinquante-quatre ans, j'avais à peine douze ans, lorsque je me trouvais le 11 Décembre 1960 dans une manifestation où le drapeau algérien vert blanc centré d'un croissant et d'une étoile rouges était brandi sous les youyous et les cris de «vive l'Algérie». Aujourd'hui, le peuple se souvient de ces moments historiques dans sa marche vers son indépendance. Dans tout le quartier où nous habitions, des centaines de jeunes hommes, femmes, filles et garçons dans un déchaînement sans précédent, affrontaient les mains nues les tanks de l'armée coloniale. C'était une manifestation de non-violence pour exprimer notre détermination à vivre libre et indépendants. Des bombes lacrymogènes nous larmoyaient et des coups de matraques sur la tête pour grand nombre d'entre nous pour nous disperser, mais la foule continua sa marche face aux gardes mobiles et soldats du contingent. Nous étions les enfants d'El Hidjara semblables aux jeunes Palestiniens d'El Qods. Ce n'est que plus tard que je saisissais l'impact d'une telle manifestation ô combien grandiose au plan national et international. Le Nidham d'El Djabha à Constantine recensait quelques quarantaines de victimes et plus de 250 blessés à travers Constantine et sa périphérie. Le 11 Décembre 1960 a mis la révolution dans la rue et contribua à faire avancer les idées d'indépendance. Avec le recul, cinquante quatre ans après, quelle appréciation devrons-nous faire pour saisir toutes les implications à la fois politique, économique, sociale, militaire et diplomatique? Le voyage qu'entamait De Gaulle dès le 9 décembre 1960 en Algérie laissait comprendre que le général avait compris définitivement le sens de l'histoire coloniale. Dès son arrivées les ultras ont tout tenté: intimidations, arrestations arbitraires, appel à la grève générale du Front de l'Algérie française pour dissuader De Gaulle à renoncer à son projet d'autodétermination. L'objectif des colons était de barrer la route au référendum. Un tournant décisif Pour marquer une certaine solidarité avec les siens, De Gaulle qui avait mobilisé toutes les forces terrestres, maritimes et aériennes pour anéantir le peuple algérien, refusa le recours en grâce de trois patriotes algériens.Ils seront exécutés à l'instant même de son départ. C'est durant le règne de De Gaulle que les lignes Morice et Challes ont été construites semées par plus de onze millions de mines anti-personnel, de fils barbelés électrifiés; l'Algérie est devenue un vaste camp de concentration coupée du monde. De ce voyage qui le conduira à Aïn Témouchent, Chlef, Cherchell, Blida, Tizi Ouzou, Akbou, Béjaïa, Batna... pensant que la politique de la pacification avait porté ses fruits, De Gaulle s'est rendu compte que le peuple algérien n'est pas dupe et que désormais il faut passer aux négociations avec le FLN. Il faut dire que le quadrillage de la pacification avait déplacé plus de 2 350 000 personnes soit 26,1% de la population. Plus d'un rural sur trois est regroupé dans des camps de regroupement. En fait ce sont les ruraux entassés dans les villes et les périphéries qui finiront par déclencher les historiques journées du 11 Décembre 1960. Partout en Algérie, des milliers de manifestants affrontaient les forces de l'ordre les mains nues. C'est la grande marche d'un peuple décidé de vaincre. C'est la déroute du colonialisme.Toutes les villes sont en effervescence. Tlemcen, Oran, Sidi Bel Abbès, Relizane, Mostaganem, Tiaret, Saïda, Béchar, Tindouf, Chlef, Médéa, Blida Khémis Meliana. A Alger les quartiers de Belcourt, de la Casbah, El Harrach, Clos Salambier, Vieux Kouba, Tizi Ouzou, Bordj Bouarréridj, Sétif, les quartiers populaires de Constantine, d'Oran, Skikda, Annaba, Guelma, Souk Ahras, Tébessa, Biskra, Batna, Jijel, Mila bref, toute l'Algérie était en éveil. C'est la victoire politique du FLN qui pourtant a laissé entendre que ces manifestations étaient spontanées. Immédiatement, le Gpra réalisa qu'il pourrait tirer profit de ces manifestations pour gagner l'opinion internationale à notre lutte de Libération nationale. La Révolution venait d'amorcer un tournant décisif. D'une foi inégalée et d'un courage admirable, le peuple vient d'écrire une glorieuse page de l'histoire de notre pays. La torture, le viol, l'éventrement, le napalm, l'expérience atomique etc... Quel drame ce vaillant peuple a enduré. Du 11 au 16 Décembre 1960 les manifestations ont continué à travers tout le pays jusqu'à l'appel du président du Gpra Ferhat Abbas du 16 Décembre qui mit fin à ce mouvement populaire de contestation. Contre la violence et l'oppression, contre le crime et le génocide, contre la machine de guerre coloniale, le peuple a dit son mot. Sur le plan diplomatique, la question algérienne est inscrite à l'ordre du jour de l'Assemblée de l'ONU. Tous les chefs d'Etat des grandes puissances et des pays frères ont été alertés de la tragédie que vit notre peuple et à la faveur de ces manifestations, l'opinion internationale a compris les droits légitimes du peuple algérien à l'autodétermination et à l'indépendance. Ces manifestations de masses ont donné le coup d'envoi aux négociations sérieuses entre le FLN et les représentants du gouvernement français. Ces manifestations ont démontré que le peuple est solidaire avec le FLN dans sa lutte et sa résistance anticoloniale Plus d'alibi qui voudrait faire croire que le peuple est inerte et sans lien avec la Révolution. De Gaulle a fini par comprendre Spontanéité et éveil massif des consciences, le peuple a démontré durant ces jours de décembre que FLN/ALN/GPRA/PEUPLE sont mobilisés contre la France coloniale. «Cette floraison soudaine de drapeaux vert et blanc, cette foule hurlant les slogans du FLN, l'explosion des sentiments populaires de la manière la moins contestable qui soit, tout cela réduisait à néant les constructions de l'action psychologique des SAS, démentait comme un scandale les thèmes fondamentaux de la propagande officielle dira l'envoyé spécial du Monde, Alain Jacob. De ce véritable Dien Bien Phu psychologique, la répression sanglante, les tirs effectués par les colons de leurs balcons sur la foule ainsi que les mitraillages opérés par les forces armées dans le tas, font des centaines de morts.Cette tragédie n'arrêtera pas cette marée humaine qui va bouleverser complètement les données du problème algérien, dira en substance Med Téguia dans son livre «l'Algérie en Guerre». Le 20 Décembre 1960, les Nations unies, adoptent par vote soit 63 voix pour, 27 abstentions et 8 voix contre, une résolution reconnaissant le droit du peuple algérien à la libre détermination et à l'indépendance par un référendum sous le contrôle de l'ONU. La Révolution venait d'inscrire une page historique dans sa marche triomphante. Le Peuple unanime a montré au monde sa parfaite symbiose avec elle. L'ère de la décolonisation a commencé dans toutes les colonies sous domination. L'Algérie a ouvert la voie de l'indépendance à tous les peuples épris de paix et de liberté en Afrique, en Asie et en Amérique latine. Après deux années de rudes négociations, notre peuple retrouve sa dignité, sa patrie, sa liberté au prix d'un million et demi de martyrs. Le 3 juillet 1962 l'Algérie acquit son indépendance. L'histoire retiendra pour les générations que l'indépendance ne nous a pas été octroyée par De Gaulle, mais arrachée par tant de sacrifices et de pertes humaines. Le devoir de mémoire nous rappelle toujours cette longue nuit coloniale et contre la culture de l'oubli, au-delà des pleurs, des tortures et des cachots. La vérité est bonne à savoir. Ce sont ces manifestations patriotiques urbaines du 11 Décembre 1960 aux cris de «Vive le FLN», le «FLN Vaincra», «Vive l'Indépendance» considérées comme une réponse cinglante au colonialisme qui précipitera les négociations d'Evian. Investis pour négocier au nom de la Révolution, les membres de la délégation ont fini par forcer l'estime de leurs interlocuteurs français par la rigueur et la clarté de leurs positions de principe. Mais une fois paraphés les textes d'Evian, les politiques qui avaient conduit les négociations furent priés de se faire oublier. Ils disparurent dans le naufrage du GPRA note Gilbert Meynier dans son livre «Histoire intérieure du FLN». Commença alors la mise en place d'un FLN- Etat/parti qui réussit à mener tant bien que mal le serment de Novembre, c'est-à-dire l'indépendance de l'Algérie une et indivisible. (*) Chercheur Universitaire, Ancien ministre