Ma jeunesse s'est consumée, Dans l'antre du métro, Paris m'a condamné Peut-être a-t-elle des amulettes? Ainsi se plaignait Slimane Azem de l'exil, Lghorba « la fatale », en 1950, dans sa première chanson Amoh a Moh, ekker ma teduth anrouh. Et c'est dans La Chanson de l'exil - Les voix natales (1939-1969)* de Rachid Mokhtari qui en sait quelque chose, je crois. Car en publiant ce livre, il nous remet en mémoire, comme disait Dante, «combien est amer le pain de l'étranger». Nul n'est heureux, en effet, de vivre à l'étranger. On a beau s'y résoudre, on a beau se donner du courage pour surmonter «l'esseulement» ou même, on a beau accepter tous les risques et beau mettre en avant toutes les espérances promises, toutes les belles illusions face à l'insupportable mal de vivre dans son propre pays, l'exil n'est jamais, jamais le bonheur. Aucun émigré n'a chanté de gaieté de coeur l'émigration comme on pourrait peut-être chanter de gaieté d'âme un paradis de sauvegarde si l'on est sur quelque terre ici bas. Il est donc une vérité presque absolue que la chanson de l'exil s'alimente très souvent dans l'auge maléfique d'un destin pervers. De là, elle extirpe l'image dorée, pour justement en dénoncer la perversité. Mais l'exilé, ensorcelé et ébloui, en imagine la belle existence dans un incertain au-delà des mers, et la désire avec entêtement et violence. Cela dit, Rachid Mokhtari, journaliste et chercheur appliqué, s'évertue de nous présenter concomitamment les causes lointaines et immédiates de l'émigration algérienne et - ça tire l'oeil agréablement - les sources d'inspiration (donc «le versant émotionnel») de la chanson née de cette émigration. Partout, l'exilé est seul et, souvent, peu après son arrivée en terre étrangère, il souffre de l'absence de sa famille, de l'absence de ses amis. Tôt ou tard, il souffre cruellement au fond de son âme de vivre éloigné de sa patrie. Ayant rompu tous les liens qui donnent un sens à son identité d'origine, l'émigré des montagnes kabyles, à son corps défendant, devient inexorablement l'Amjah - autrement dit, celui qui n'est plus qu' «une figue mal mûrie tabexsist tamjaht» tombée à terre. Or, il est victime d'un drame appelé solitude infâme - c'est-à-dire l'exil, ce marginalisant et destructeur d'être, de cet être né pourtant dans une société humaine et fière. Mais, note notre auteur: «C'est, avant tout, celui qui faillit aux obligations familiales dans la mesure où il est le seul pourvoyeur d'argent (...) Il est clownesque dans son accoutrement vestimentaire dépareillé.» A ce sujet, Cheïkh Noureddine dans tetru Igguhur g laâwacar, chante: Sa famille meurt de faim Lui se pavane sur les boulevards En casquette de dandy. Dans ce bref essai de 150 pages environ, où il fait une belle analyse d'un grand nombre de chanteurs célèbres de 1939 à 1969, Rachid Mokhtari se propose de compléter, quelque peu par certains aspects très significatifs, une documentation générale - au demeurant assez importante - sur l'émigration des Algériens en Europe et spécialement en France. Dans ce dernier pays, dont le système colonial en Algérie a paru imposer un exil forcé à des milliers d'Algériens voués au chômage et à la misère (selon l'auteur, en «1954 : 212.000 Algériens environ. Dix fois plus qu'en 1946. 1 Algérien sur 7 est en France), l'attraction vers une vie moins lamentable justifiait (en dépit de tout ce qui pouvait, en réalité, réduire les droits et libertés de la personne humaine), un départ ou plutôt une fuite raisonnée dont chaque émigré savait le terrible sacrifice... Et tout revient à dire, à partir de ce contexte historique, que le déracinement - peut-être plus que les errances sociales - a, peu à peu, calciné le coeur et l'âme de l'émigré forcé. Le déracinement est, en effet, un arrachement de vie par la destruction de ce sans quoi il n'y a pas de vie. Rachid Mokhtari nous en donne de très nombreux exemples. Il cite le grand chantre de l'errance Si Muhand U Mhand dont on connaît l'immense poésie et la truculence du verbe: «Me voici chaque jour errant - exilé en pays étranger - Et plaignant de n'avoir point de foyer», et dont, par ailleurs, les deux très regrettés «Mouloud» ont fait une excellente étude: l'un Féraoun, sous le titre Les Poèmes de Si Mohand ; l'autre Mammeri, sous le titre Les Isfra de Si Mohand. Cependant, ce déracinement, au contraire de ce qu'en disait André Gide « à propos des déracinés» dans son essai intitulé Prétextes et en s'adressant à Maurice Barrès, auteur du livre Les Déracinés, n'apporte ni «agrément» ni «profit». Le voyage, du moins tel que Gide le conçoit, est tout à fait différent de celui qu'effectue l'Algérien qui «se livre» à l'émigration en France... Que n'a-t-il écrit sur le déracinement des Algériens qui, depuis longtemps déjà, le portaient en eux comme un supplice incessant et souffraient assez de ses meurtrissures dans leur corps, dans leur coeur et dans leur esprit? Il est vrai que cet éminent écrivain publiait «tout un livre» en 1903 «pour, précise-t-il, exalter la beauté du voyage m'efforçant, peut-être par manie de prosélytisme, d'enseigner la joie qu'il y aurait à ne plus se sentir d'attaches, de racines si vous préférez...» Mais, évidemment, cela est un autre problème! Alors, je préfère écouter tous ces «exilés du soleil», ces chanteurs-bardes de l'exil ou de l'émigration «comme thème chanté» dont nous parle excellemment Rachid Mokhtari et dont beaucoup aujourd'hui ont disparu ou ont changé de registre. Actualité oblige, la chanson de l'exil porte d'autres messages. Ces messages «n'exhortent plus au retour plantureux, écrit Rachid Mokhtari, aux attentes sublimées des femmes, épouses d'émigrés, héroïnes de l'Absence. Ils disent la déprime économique entre les deux rives». Et ce n'est pas moins mal!